Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/359

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
259
MÉMOIRES.

de son or : on ne compterait plus les voix, mais les sesterces[1] : le péculat effronté siégerait sans pudeur, et la frayeur de perdre, ou l’espoir de dépouiller, y soumettant également les bons et les méchants, on serait enfin parvenu au dernier degré de la corruption universelle, et l’État serait dissous.

Le sénat entendit l’orateur. Il condamna Verrès, et tout le peuple applaudit. Mais Verrès n’attendit pas son jugement. Que manque-t-il à ma cause ? Un défenseur plus éloquent : elle est juste, et semblable à celle des Siciliens. Le parlement écoute mon plaidoyer, et les Français ont des mains pour applaudir comme le peuple de Rome.

Puisque le sénat, le parlement, Cicéron, Verrès, vous et moi, nous convenons tous qu’il faut être juste, nous expliquerez-vous enfin, monsieur, la conduite que le Jay, dans ses interrogatoires, assure que vous avez tenue envers lui, depuis qu’il vous a fait ces deux monstrueuses déclarations ? Écoutons-le encore parler lui-même. Sa naïveté a une grâce qui me charme toujours. Hélas ! c’est elle qui a touché le parlement. Aussi éclairés qu’équitables, les juges ont reconnu, même avant les preuves, au ton simple et vrai qui règne dans ses réponses, qu’elles étaient dépouillées d’artifice, et ils l’ont remis en liberté.

Le Jay interrogé s’il n’a pas été, depuis la seconde déclaration, chez M. Goëzman, a répondu que ce magistrat l’a envoyé chercher une troisième fois ; que, le lendemain matin, il rencontra le magistrat au coin de la rue de l’Étoile, à pied, venant au Palais, suivi d’un seul domestique, et qu’il lui dit : Monsieur, je venais à vos ordres ; qu’à cela M. Goëzman, toujours marchant, répondit, d’un ton amical : Mon cher monsieur, je vous ai envoyé chercher, pour vous dire que vous soyez sans inquiétude ; j’ai arrangé les choses de manière que vous ne serez entendu au procès que comme témoin, et non comme accusé ; que lui, accusé, répliqua : Monsieur, je vous suis obligé ; mais je venais aussi pour vous dire la vérité comme elle est. La vérité est que je n’ai consenti à mentir dans les deux déclarations que par les vives sollicitations de madame, en l’assurant bien que si l’on me faisait aller en justice, je ne soutiendrais jamais le mensonge qu’on me faisait faire ; et qu’elle m’a toujours répondu : N’ayez pas peur ; ce que nous exigeons de vous n’est que pour faire taire cette canaille sur les quinze louis ; cela n’ira pas plus loin : et vous savez bien, monsieur, que quand M. le premier président m’en a parlé l’autre jour devant vous, j’étais tout tremblant, à cause de votre présence qui m’empêchait de lui dire la vérité ; et qu’alors il remit devant les yeux de M. Goëzman les choses telles qu’elles s’étaient passées sur les cent louis, la montre et les quinze louis, et telles qu’il nous les a dites dans le présent interrogatoire ; que M. Goëzman l’écoutait impatiemment, et finit pur lui dire : J’en suis fâché pour vous, mais il n’est plus temps : (il n’est plus temps !) vous avez fait deux déclarations, et ma femme vous en soutiendra le contenu jusqu’à la fin : si vous variez, ce sera tant pis pour vous.

« Qu’en ce moment étant arrivés au Pont-Rouge, M. Goëzman lui dit : Monsieur le Jay, il n’est pas nécessaire qu’on nous voie plus loin ensemble : quittez-moi ici ; et qu’ils se quittèrent. » Et le bon le Jay ajoute : « Nous parlions si haut, que le domestique a dû tout entendre : il dira bien si je dis vrai, ou non. » Comme ce seul trait peint un homme naïf ! il prend à témoin le valet de M. Goëzman ! Ô bon le Jay !

Ceci me rappelle qu’à sa confrontation avec madame Goëzman, ne trouvant plus de ressources dans son éloquence contre les dénégations obstinées de la dame sur les quinze louis, il lui dit, avec la chaleur ingénue d’un écolier : Si vous ne voulez pas convenir, madame, que vous avez les quinze louis, je suis donc un fripon, moi qui vous les ai remis ? Mais, quoiqu’il répétât cette phrase trois ou quatre fois, jamais madame Goëzman n’eut le courage de lui répondre nuire chose, sinon : Je ne dis pas que vous soyez un fripon : mais vous êtes une grosse bête, une franche tête à perruque : et, grâce à l’équité de M. de Chazal, ce trait important fut couché par écrit. Plus outré encore, il lui disait un moment après, et toujours sur ces quinze louis : Hé bien ! madame, prenons-nous à bras-le-corps et jetons-nous par la fenêtre ; on verra bien en bas qui de nous deux était le menteur. Ou la main dans le feu, madame ; comme il vous plaira : choisissez. Je ne sais si cela fut écrit. Il serait malheureux qu’on y eût manqué. En tout cas, je ne doute point que M. de Chazal, commissaire-rapporteur, qui était présent, ainsi que le greffier, ne rende compte à la cour de l’effet qu’ont dû produire sur lui ces circonstances, qui me paraissent à moi de la plus grande force, pour discerner la vérité du mensonge. On se doute bien que madame Goëzman n’acceptait rien, parce qu’en effet rien n’était acceptable. Mais que le refus ici est loin d’ôter le prix à ces provocations naïves et fougueuses !

Après avoir parlé des naïvetés du sieur le Jay, faut-il en taire une excellente de madame Goëzman, que le rapporteur eut aussi l’équité de faire écrire ? Le Jay, reprochant à la dame qu’elle était cause de tout le mal, lui disait : « Cela ne fût pas arrivé, madame, si vous eussiez voulu croire M. de Sartines lorsque vous lui montrâtes devant moi la première déclaration, et qu’en la parcourant légèrement il vous dit : À votre place, madame, je laisserais tout cela ; ce sont de mauvais

  1. Monnaie romaine.