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MÉMOIRES.

d’observer que la seule fois sur quatre où madame Goëzman ait parlé sans savoir ce qu’elle disait, elle a fait par inspiration, sur la lettre et les quinze louis, un historique exactement conforme à celui déjà consigné au procès, dans les dépositions et interrogatoires, dont on se rappellera qu’elle ne pouvait avoir alors connaissance. Ô pouvoir de la vérité sur une belle âme !

« Mais puisque vous prétendez, madame, à l’honneur de perdre assez souvent la tête et la mémoire, ne vaudrait-il pas mieux user de cette innocente ressource pour rentrer dans le sentier de la vérité, que de la rendre criminelle en l’employant à vous en écarter de plus en plus ?

« À sotte demande point de réponse, répliqua sèchement madame Goëzman. (Cela ne fut pas écrit.) Mais, suppliée de nous dire quelque chose de plus conséquent à mes observations, elle répondit que, quand tout ce qu’elle avait avoué dans son second interrogatoire serait vrai, cela ne prouverait pas encore qu’elle eût reçu les quinze louis. (Ce qui fut écrit.)

— Beaucoup plus que vous ne pensez, madame ; car on voit très-bien que vous ne fuyez l’éclaircissement sur la lettre et les quinze louis que pour écarter le soupçon que vous les ayez jamais exigés, reçus et gardés. Mais comme il est plus aisé de nier ces quinze louis que d’échapper à la foule de preuves qui vous convainquent de les avoir reçus, je quitterai le ton léger que vos injures m’avaient fait prendre un moment, pour vous assurer que votre défense, plus déplorable encore que risible sur cet objet, vous met ici dans le jour le plus odieux. Garder quinze louis, madame, est peu de chose mais en verser le blâme sur ce malheureux le Jay, dont vous avez tant à vous louer (car il ne vous a manqué qu’un peu plus d’adresse pour le perdre entièrement), c’est un crime, une atrocité qui n’étonnerait point dans certains hommes, mais qui effrayera toujours sortant de la bouche d’une femme, à qui l’on suppose, avec raison, qu’une méchanceté réfléchie devrait être étrangère.

« Et si par hasard tout ce qu’on vient de lire fournissait la preuve complète que vous avez encore ces quinze louis dans vos mains !… Je vous livre en tremblant, madame, aux plus terribles réflexions : voilà ce qui doit vous troubler ; voilà ce que ne replâtrera point le ciment puéril et déshonnête dont vous avez voulu lier tant de contradictions.

« Mais à quoi bon, je vous prie, ces déclarations de le Jay, ces dénonciations au parlement, ces attaques en corruption de juge, dont on faisait tant de bruit, si votre conseil devait finir par vous faire articuler, dans votre récolement, ces mots sacramentels qu’on ne doit jamais oublier : Je déclare que le Jay ne m’a point présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible ; mais seulement qu’il sollicitait auprès de moi, des audiences pour le sieur de Beaumarchais ?

« Voilà comme un mot souvent décide un grand procès. Qu’aurait dit de plus mon défenseur ? Mais dans cet excès de bonté, madame, il y a du luxe ; et je vous aurais tenue quitte à moins. Voyons d’où peut naître un procédé si généreux : Timeo Danaos Quoique je ne sois pas de votre conseil, je sens sa marche à travers vos discours : comme un machiniste, au jeu des décorations, devine les leviers et les contre-poids qui les font mouvoir.

« Quand ils ont su que, livrée à vous-même, vous aviez tout avoué à votre second interrogatoire, et les cent louis reçus, et la lettre aux quinze louis, etc., ils ont bien senti que l’on conclurait de ces aveux tardifs que les déclarations, dénonciations, dépositions, interrogations antérieures, ne contenaient pas vérité. Si nous n’abandonnons pas l’attaque en corruption, le peu d’adresse d’une femme la fera tourner contre nous-mêmes ; il vaut mieux nous relâcher de notre vengeance que d’y être enveloppés, renoncer à prendre l’ennemi que de voir le piége se fermer sur le bras qui le tend. En un mot, il faut s’exécuter et faire avouer à cette femme qu’on ne lui a demandé que des audiences, puisqu’il paraît aujourd’hui prouvé au procès que le prix en a été convenu et reçu par elle.

« Et ceci, madame, n’est pas une conjecture légère : il n’y a personne qui ne juge, au style de vos défenses, à quelques soudures près, que ce sont des pièces étudiées par vous comme les fables de votre enfance, et débitées de même. Par exemple, est-ce bien vous qui avez dicté : il faut voir d’abord s’il est prouvé que l’on ait remis les quinze louis à le Jay, et jusque-là il n’y a point de corps de délit ? (Corps de délit, grands dieux !) Est-ce vous qui avez dicté : nous avons déjà un commencement de preuves par écrit ; et tant d’autres belles choses qu’on n’apprend point au couvent ? N’est-il pas clair que je suis trahi ? L’on m’annonce une femme ingénue, et l’on m’oppose un publiciste allemand[1] ! »

  1. Il est bon de savoir qu’aussitôt que le décret a été lancé contre madame Goëzman, son mari a cru qu’il ne pouvait plus honnêtement communiquer avec elle (car, comme dit Le sieur Marin, d’après ce magistrat, il ne faut pas que la femme de César soit soupçonnée) : et il a jugé qu’il était de sa délicatesse qu’elle fût reléguée au couvent.

    Quant au repas que la femme de de César va prendre chez son mari trois ou quatre fois la semaine, ces réunions légitimes ne prouvent qu’une tendresse conjugale supérieure aux obstacles, et qui sait tout aplanir. Et quant aux belles phrases du récolement, elles ne sont que le fruit d’un commerce habituel avec un savant homme, sans qu’on doive induire ni des visites de sa femme, ni des apophthegmes du mari, qu’ils aient eu ensemble aucune communication, arrangement, conseil, ni préparation, relativement au procès : car il ne faut pas oublier que la femme de César n’a été enfermée au couvent par son mari, à l’instant de son décret, que pour qu’on ne pût jamais soupçonner César de se concerter avec elle.

    Autre trait de délicatesse, qui ne dépare pas le premier, M. et madame Goëzman, ayant lu dans mon mémoire que j’avais donné 6 livres à un domestique, dans une des vingt-deux stations que j’ai faites à leur porte, ont fait monter le mari de leur portière, et lui ont dit : Si c’est votre femme ou vous qui avez reçu ces 6 livres, nous