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MÉMOIRES.

équité, tout n’est-il pas connu sur ce qui me regarde ? Ce qui ne l’est pas de même est la branche du procès qui touche monsieur et madame Goëzman. Le règlement à l’extraordinaire peut seul éclaircir cette importante partie de ma justification : il est donc beaucoup plus en ma faveur que contre moi.

Si j’ai bien ou mal raisonné, c’est ce que la suite va nous apprendre. Je supplie le lecteur de m’accorder autant d’attention que d’indulgence. Quand je n’avais à raconter qu’une suite de faits non disputés, j’ai pu soutenir un moment sa curiosité par mon empressement à la satisfaire, et sauver l’aridité du sujet par la rapidité de la marche ; mais aujourd’hui qu’il me faut discuter lentement les moyens de mes adversaires, les éplucher phrase à phrase, et me traîner après eux dans le caveau de la mine où ils ont cru m’ensevelir, on sent que ma marche en deviendra pesante, et qu’il me faut ici plus de méthode que d’esprit, plus de sagacité que d’éloquence.

Ce n’est pas le fond du procès que je vais examiner : il est connu par mon premier mémoire. J’examinerai seulement la manière dont mes adversaires ont engagé l’affaire et l’ont soutenue contre moi jusqu’à ce jour. C’est une espèce de second procès dans le premier, comme l’épisode du sieur Marin et toutes ses nouvelles menées en donneront bientôt un troisième dans le second.

Surtout appliquons-nous à bien effacer la tache de corruption qu’on a voulu m’imprimer : forçons madame Goëzman à se rétracter. Car, si M. Goëzman est mon véritable adversaire, il ne faut pas oublier que sa femme est mon unique contradicteur. C’est sur la foi de ce seul témoin qu’il m’a dénoncé comme ayant voulu le corrompre et gagner son suffrage.

Quant à ce dernier nœud, le plus difficile de tous, madame Goëzman l’a coupé au moment qu’on s’y attendait le moins, en dictant, dans son récolement, auquel elle s’est toujours tenue depuis, cette phrase remarquable et qui juge le procès : Je déclare que jamais le Jay ne m’a présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible ; mais qu’il sollicitait seulement des audiences pour le sieur de Beaumarchais.

On en connaît assez déjà pour être certain que mes ennemis ne s’étaient pressés de s’emparer de l’attaque que par la frayeur d’être chargés du poids de la défense : mais ils ont beau faire, il faudra toujours y revenir, parce qu’en acceptant le défi j’ai pris pour devise : Courage et vérité.

Se plaindront-ils que je me sois trop pressé de parler ? Leurs déclarations étaient fabriquées : la lettre de d’Arnaud les appuyait ; les soins de Marin en promettaient le succès ; j’étais dénoncé au Parlement ; les témoins entendus ; les chambres assemblées ; l’arrêt intervenu ; le Jay emprisonné ; moi décrété ; les interrogatoires accumulés ; les bruits les plus funestes répandus ; les diffamations les plus indécentes admises : et moi j’étais muet et tranquille. Qu’ils s’agitent, qu’ils cabalent, qu’ils me dénigrent sans relâche, ils ont tort, disais-je, c’est à eux de se tourmenter : si la vigilance est utile à la vertu, elle est bien plus nécessaire au vice ; un moment viendra où j’éclaircirai tout. Il est arrivé. Parler plus tôt eût été fomenter un débat inutile ; attendre plus tard aurait compromis mon droit : je le fais, et continuerai à le faire, avec le respect et la confiance dus à mes juges. Heureux si mes défenses obtiennent la sanction du suffrage public !

Je passe sous silence mes confrontations avec les témoins, avec le sieur Baculard d’Arnaud, conseiller d’ambassade ; avec le sieur Marin, gazetier de France ; en un mot, ce qu’on pourrait appeler la petite guerre, que je réserve pour un mémoire particulier ; pour arriver bien vite aux objets intéressants, qui sont mes confrontations avec madame Goëzman, l’examen des déclarations attribuées à le Jay, et la dénonciation de M. Goëzman au parlement[1].

La première partie de ce mémoire, en montrant de quel ridicule le conseil de madame Goëzman l’a forcée de se couvrir dans ses défenses, va porter ma justification au plus haut degré d’évidence.

La seconde, en éclairant le fond de la scène, nous met sur la trace du principal acteur, et découvre enfin la main qui fait jouer tous les ressorts de cette noire intrigue.

PREMIÈRE PARTIE.
madame goëzman.

Avant d’entamer les confrontations de madame avec moi, il est bon de dire un mot de son plan de défense, le meilleur de tous, s’il était aussi sûr qu’il est commode.

À mesure qu’il se présentait un témoin, madame Goëzman commençait par le reprocher, le récuser, l’injurier avant même qu’il eût parlé ; puis le laissait dire.

C’est ainsi que le sieur Santerre, chargé de m’accompagner partout, en fut très-maltraité, parce qu’il s’était trouvé présent à l’audience que j’avais obtenue de son mari, et m’avait vu remettre à son laquais la lettre qui me l’avait procurée. Il eut beau représenter que, s’il n’eût pas été avec moi, il ne pourrait certifier ce qu’il n’aurait pas vu ; et qu’en aucune affaire il n’y aurait pas de témoins écoutés,

  1. J’attends en ce moment quatre ou cinq mémoires contre moi annoncés dans les papiers publics. Il en a déjà paru deux : l’un du sieur Baculard d’Arnaud, l’autre du gazetier de France. Dans ce dernier, après quelques plaintes sur la fausseté des calomnies et l’indécence des outrages répandus dans un libelle signé, dit-on, Beaumarchais Malbête entreprend de se justifier par un petit manifeste, signé Marin, qui n’est pas Malbête. M. Goëzman les distribue tous deux ; c’est chez lui que j’ai fait prendre les exemplaires que j’en ai.