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MÉMOIRES.

laquelle j’étais violemment inculpé, avait été chez M. le duc de la Vrillière et chez M. de Sartine, se plaindre hautement que je calomniais sa personne, après avoir tenté de corrompre sa justice. Je n’en croyais pas un mot : tant de précautions extra-judiciaires, avant qu’il y eût aucune procédure entamée, me paraissaient au-dessous même du moins instruit des criminalistes. Je ne pouvais me figurer qu’un conseiller au parlement, sur des objets relatifs à un procès jugé au parlement, invoquât une autre autorité que celle du parlement pour avoir raison de qui que ce fût ; en tout cas, je me promis bien qu’il ne me serait pas reproché, si je pouvais l’éviter, d’avoir provoqué, par mes discours ou mes écrits, un combat aussi indécent entre M. Goëzman et moi. Résolu que j’étais de me renfermer dans des défenses juridiques, si on allait jusqu’à m’attaquer en forme, j’eus l’honneur d’adresser la lettre suivante à l’un des hommes en place qui jouit au plus juste titre de l’estime et de la confiance universelles.


« Monsieur,

« Sur les plaintes qu’on prétend que M. Goëzman, conseiller au parlement, fait de moi, disant que j’ai tenté de corrompre sa justice, en séduisant madame Goëzman par des propositions d’argent qu’elle a rejetées, je déclare que l’exposé fait ainsi est faux, de quelque part qu’il vienne. Je déclare que je n’ai point tenté de corrompre la justice de M. Goëzman pour gagner un procès que j’ai toujours cru qu’on ne pouvait me faire perdre sans erreur ou sans injustice.

« À l’égard de l’argent proposé par moi, et rejeté, dit-on, par madame Goëzman : si c’est un bruit public, M. Goëzman ne sait pas si je l’accrédite ou non ; et je pense qu’un homme dont l’état est de juger les autres sur des formes établies ne devrait pas m’inculper aussi légèrement, moins encore armer l’autorité contre moi. S’il croit avoir à se plaindre, c’est devant un tribunal qu’il doit m’attaquer. Je ne redoute la lumière sur aucune de mes actions. Je déclare que je respecte tous les juges établis par le roi. Mais aujourd’hui M. Goëzman n’est point mon juge. Il se rend, dit-on, partie contre moi : sur cette affaire, il rentre dans la classe des citoyens, et j’espère que le ministère voudra bien rester neutre entre nous deux. Je n’attaquerai personne ; mais je déclare que je me défendrai ouvertement sur quelque point qu’on me provoque, sans sortir de la modération, de la modestie et des égards dont je fais profession envers tout le monde.

« Je suis, Monsieur, avec le plus profond respect, etc.

« Paris, ce 5 juin. »


Bientôt il courut un autre bruit, que M. Goëzman avait été chez M. le chancelier et chez M. le premier président, armé de cette terrible déclaration de le Jay, porter de nouvelles plaintes contre moi ; enfin, j’appris qu’il m’avait dénoncé au parlement, comme calomniateur et corrupteur de juge. Cette attaque étant plus méthodique que la première, j’eus moins de peine à me la persuader. Mais je n’en restai pas moins tranquille sur l’événement ; j’engageai même le sieur Marin, auteur de la Gazette de France et ami de M. Goëzman, de représenter à ce magistrat combien un pareil acte d’hostilité tournerait désagréablement pour lui. « Je crains peu ses menaces, lui dis-je ; il m’a fait tout le mal qui était en sa puissance. Vous pouvez l’assurer que je n’userai point en lâche ennemi de l’avantage des circonstances, pour lui causer un désagrément public ; mais qu’il ait la bonté de me laisser tranquille. » L’ami de M. Goëzman m’assura qu’il lui en avait écrit et parlé déjà plusieurs fois, en lui faisant sentir toutes les conséquences de ses démarches, et qu’il lui en parlerait encore. Sa négociation fut infructueuse.

Peu de jours après, M. le premier président m’envoya chercher pour savoir la vérité des bruits qui couraient. Je m’en tins au refus le plus respectueux de rien déclarer, à moins qu’on ne m’y forçât juridiquement… « Que mes ennemis m’attaquent s’ils l’osent, alors je parlerai ; l’on ne parviendra pas à me faire craindre qu’un corps aussi respectable que le parlement devienne injuste et partial, pour servir la haine de quelques particuliers. Quant à la déclaration de le Jay, elle tournera bientôt contre ceux qui l’ont fabriquée. Je n’ai jamais vu le sieur le Jay, mais on dit que c’est un honnête homme, qui n’a contre lui que le défaut des âmes faibles, de se laisser effrayer facilement, et de céder sans résistance à l’impulsion d’autrui : la fausse déclaration qu’on lui a extorquée dans un cabinet, il ne la soutiendra jamais dans un greffe ; et la vérité lui sortira par tous les pores à la première interrogation juridique qui lui sera faite. Ainsi, sans inquiétude à cet égard, et plein de confiance en l’équité de mes juges, je perdrais difficilement ma tranquillité. »

J’appris alors que M. le procureur général était chargé d’informer : je me hâtai d’aller lui présenter le nom et la demeure de tous ceux qui avaient eu part à cette affaire. Ils ont été entendus, et je ne crains pas qu’aucun d’eux démente la plus légère circonstance de cette longue narration.


    rejeté hautement et avec indignation ; que depuis la perte du procès il a tout remis à mon ami, etc… Cette déclaration, qu’on a su depuis minutée par la main de M. Goëzman, ne parle pas des quinze louis exigés de surplus, et qui sont encore entre les mains de madame Goëzman. Et moi je prie le lecteur de ne les pas perdre de vue. J’ai quelque notion que ces quinze louis influeront beaucoup sur le jugement du procès.