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TARARE
OPÉRA EN CINQ ACTES
REPRÉSENTÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS SUR LE THÉÂTRE DE L’ACADÉMIE ROYALE DE MUSIQUE LE VENDREDI 8 JUIN 1787


Barbarus ast ego sum




AUX ABONNÉS DE L’OPÉRA QUI VOUDRAIENT AIMER L’OPÉRA

Ce n’est point de l’art de chanter, du talent de bien moduler, ni de la combinaison des sons ; ce n’est point de la musique en elle-même, que je veux vous entretenir : c’est l’action de la poésie sur la musique, et la réaction de celle-ci sur la poésie au théâtre, qu’il m’importe d’examiner, relativement aux ouvrages où ces deux arts se réunissent. Il s’agit moins pour moi d’un nouvel opéra, que d’un nouveau moyen d’intéresser à l’Opéra.

Pour vous disposer à m’entendre, à m’écouter avec un peu de faveur, je vous dirai, mes chers contemporains, que je ne connais point de siècle où j’eusse préféré de naître, point de nation à qui j’eusse aimé mieux appartenir. Indépendamment de tout ce que la société française a d’aimable, je vois en nous, depuis vingt ou trente ans, une émulation vigoureuse, un désir général d’agrandir nos idées par d’utiles recherches, et le bonheur de tous par l’usage de la raison.

On cite le siècle dernier comme un beau siècle littéraire ; mais qu’est-ce que la littérature dans la masse des objets utiles ? Un noble amusement de l’esprit. On citera le nôtre comme un siècle profond de science, de philosophie, fécond en découvertes, et plein de force et de raison. L’esprit de la nation semble être dans une crise heureuse : une lumière vive et répandue fait sentir à chacun que tout peut être mieux. On s’inquiète, on s’agite, on invente, on réforme ; et depuis la science profonde qui régit les gouvernements, jusqu’au talent frivole de faire une chanson ; depuis cette élévation de génie qui fait admirer Voltaire et Buffon, jusqu’au métier facile et lucratif de critiquer ce qu’on n’aurait pu faire, je vois dans toutes les classes un désir de valoir, de prévaloir, d’étendre ses idées, ses connaissances, ses jouissances, qui ne peut que tourner à l’avantage universel ; et c’est ainsi que tout s’accroît, prospère et s’améliore. Essayons, s’il se peut, d’améliorer un grand spectacle.

Tous les hommes, vous le savez, ne sont pas avantageusement placés pour exécuter de grandes choses : chacun de nous est ce qu’il naquit, et devient après ce qu’il peut. Tous les instants de la vie du même homme, quelque patriote qu’il soit, ne sont pas non plus destinés à des objets d’égale utilité : mais si nul ne préside au choix de ses travaux, tous au moins choisissent leurs plaisirs ; et c’est peut-être dans ce choix qu’un observateur doit chercher le vrai secret des caractères. Il faut du relâche à l’esprit. Après le travail forcé des affaires, chacun suit son attrait dans ses amusements : l’un chasse, l’autre boit ; celui-ci joue, un autre intrigue ; et moi qui n’ai point tous ces goûts, je fais un modeste opéra.

Je conviendrai naïvement, pour qu’on ne me dispute rien, que de toutes les frivolités littéraires, une des plus frivoles est peut-être un poème de ce genre. Je conviens encore que si l’auteur d’un tel ouvrage allait s’offenser du peu de cas qu’on en fait, malheureux par ce ridicule, et ridicule par ce malheur, il serait le plus sot de tous ses ennemis.

Mais d’où naît ce dédain pour le poëme d’un opéra ? car enfin ce travail a sa difficulté. Serait-ce que la nation française, plus chansonnière que musicienne, préfère aux madrigaux de sa musique l’épigramme et ses vaudevilles ? Quelqu’un a dit que les Français aimaient véritablement les chansons, mais n’avaient que la vanité d’un prétendu goût de musique. Ne pressons point cette opinion, de peur de la consolider.

Le froid dédain d’un opéra ne vient-il pas plutôt de ce qu’à ce spectacle la réunion mal ourdie de tant d’arts nécessaires à sa formation a fini par jeter un peu de confusion dans l’esprit, sur le rang qu’ils doivent y tenir, sur le plaisir qu’on a droit d’en attendre ?

La véritable hiérarchie de ces arts devrait, ce me semble, ainsi marcher dans l’estime des spectateurs. Premièrement, la pièce ou l’invention du sujet, qui embrasse et comporte la masse de l’intérêt ; puis la beauté du poëme, ou la manière aisée d’en narrer les événements ; puis le charme de la musique, qui n’est qu’une expression nouvelle ajoutée au charme des vers ; enfin, l’agrément de la danse, dont la gaieté, la gentillesse, embellit quelques froides situations. Tel est, dans l’ordre du plaisir, le rang marqué pour tous ces arts.

Mais, par une inversion bizarre particulière à l’opéra, il semble que la pièce n’y soit rien qu’un moyen banal, un prétexte pour faire briller tout ce qui n’est pas elle. Ici, les accessoires ont usurpé le premier rang, pendant que le fond du sujet n’est plus qu’un très-mince accessoire ; c’est le canevas des brodeurs que chacun couvre à volonté.

Comment donc est-on parvenu à nous donner ainsi le change ? Nos Français, que l’on sait si vifs sur ce qui tient à leurs plaisirs, seraient-ils froids sur celui-ci ?

Essayons d’expliquer pourquoi les amateurs les plus zélés (moi le premier) s’ennuient toujours à l’Opéra. Voyons pourquoi dans ce spectacle on compte le poëme pour rien ; et comment la musique, tout insignifiante qu’elle est lorsqu’elle marche sans appui, nous attache plus que les paroles, et la danse plus que la musique. Ce problème, depuis longtemps, avait besoin qu’on l’expliquât ; je vais le faire à ma manière.

D’abord, je me suis convaincu que, de la part du public, il n’y a point d’erreur dans ses jugements au spectacle, et qu’il ne peut y en avoir. Déterminé par le plaisir, il le cherche, il le suit partout. S’il lui échappe d’un côté, il tente à le saisir de l’autre. Lassé, dans l’opéra, de n’entendre point les paroles, il se tourne vers la musique :