presque aussitôt chez sa maîtresse, mademoiselle Ménard, dont le drôle eut bientôt gagné mieux que l’amitié[1]. Elle était de la haute galanterie, La Harpe la traite même de courtisane[2], et — ce qui se conciliait déjà — elle était aussi du théâtre. À la Comédie Italienne, où elle jouait à la façon de madame La Ruette, on l’avait applaudie dans le rôle de Louise du Déserteur. Je croirais même volontiers que c’est à elle que Beaumarchais pensait pour le rôle de Rosine, lorsque son Barbier, qu’une sotte boutade d’amour-propre de l’ancien perruquier Clairval, à qui il destinait Figaro, et qui craignit d’être accusé de trop le jouer au naturel, fit rejeter de son théâtre, était encore un opéra-comique.
M. de Chaulne ne tarda pas, tout extravagant qu’il fût, à voir la sottise qu’il avait faite en rapprochant Beaumarchais de la Ménard ; c’est à elle qu’il s’en prit. Ses brutalités de jaloux furent telles qu’elle dut s’enfuir dans un couvent et y rester quelques semaines. Quand elle le crut plus calme, et eut d’autre part obtenu de Beaumarchais qu’il serait d’une assiduité moins suivie, plus prudente, elle revint chez elle.
Un matin, M. de Chaulne y tombe comme la foudre. L’envie lui a pris de tuer son rival, dont pourtant il devrait moins se défier. On est le 11 février, dans deux jours son Barbier sera joué au Théâtre-Français, et c’est à cela qu’il pense, bien plus qu’à mademoiselle Ménard. Il n’est pas, en effet, chez elle quand le duc y arrive. Mais Gudin, son ami le plus intime, dont nous aurons souvent à reparler, s’y trouve[3]. Il entend les premières menaces de M. de Chaulne contre Beaumarchais, et vite s’esquive pour aller le prévenir.
Il le rencontre dans sa voiture au carrefour Buci, et là il le supplie de venir chez lui pour échapper au duc qui veut le tuer : « Il ne tuera que ses puces, » riposte Beaumarchais fort peu effrayé. Sa charge de lieutenant de la capitainerie l’appelle au Louvre, et, s’il se décide à aller chez Gudin pour se garer de M. le duc, ce ne sera que plus tard. Là-dessus ils se quittent.
À peine Gudin est-il au Pont-Neuf, qu’il se sent, suivant son expression, « enlevé comme un oiseau[4]. » Le duc, qui se faisait conduire chez Beaumarchais, rue de Condé, l’a ainsi happé au passage pour le jeter dans son fiacre où il recommence à lui dire qu’il veut tuer son ami, et qu’il doit le lui trouver à tout prix. Gudin résiste, ce monstre le prend aux cheveux, ils lui restent dans la main, car il porte perruque, et, au milieu des rires et des huées de la foule, qui voit tout par les portières ouvertes, ils arrivent rue de Condé, où Gudin s’esquive encore.
M. de Chaulne frappe à la porte et demande Beaumarchais. On a l’imprudence de lui répondre qu’il est au Louvre. Il y court, le trouve en robe à l’audience de la capitainerie, et, comme un furieux, le somme de venir lui parler. Beaumarchais passe dans un cabinet, où le duc lui répète ce qu’il a déjà tant crié, qu’il veut le tuer, lui déchirer le cœur, boire son sang : « Ah ! ce n’est que cela, monsieur le duc, réplique l’autre avec le plus beau sang-froid ; à votre aise, mais souffrez que les affaires passent avant les plaisirs ; » et il rentre à l’audience. Elle dure deux heures, devant le duc qui se démène et piaffe.
Dès qu’elle est finie, Beaumarchais quitte sa robe et le prie de s’expliquer. Mais le duc ne veut que se battre, et sur-le-champ. Beaumarchais accepte, à la condition, comme pour son affaire avec M. de Meslé, qu’on lui laissera prendre une épée plus sérieuse que celle qu’il porte. Le duc lui répond que M. de Turpin, qui sera témoin du duel, lui en prêtera
- ↑ Mémoires secrets, t. VI, p. 344.
- ↑ T. VII, p. 563. Une aventure qu’elle eut plus tard avec un négociant de Marseille donne assez raison à La Harpe (Corresp. secrète, t. X, p. 352-354).
- ↑ Sur Gudin, sur la manière dont Beaumarchais, son aîné, l’avait connu dans l’horlogerie, et sur l’amitié de l’un et le dévouement absolu de l’autre, V. l’Espion anglais, t. V, p. 33-35. Nous parlons plus loin, dans une note, p. 733, de sa part de collaboration très-probable dans les Œuvres de son ami. Il avait un frère qui fut caissier de Beaumarchais.
- ↑ V. la déposition de Gudin sur cette affaire dans le t. I, p. 258-260, de M. de Loménie.