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Le Comte, hors de lui.

Rappelez-vous, femme perfide, ce que vous avez fait vous-même ! et comment, recevant un adultère dans vos bras, vous avez mis dans ma maison cet enfant étranger, que vous osez nommer mon fils.

La Comtesse, au désespoir, veut se lever.

Laissez-moi m’enfuir, je vous prie.

Le Comte, la clouant sur son fauteuil.

Non, vous ne fuirez pas ; vous n’échapperez point à la conviction qui vous presse. (Lui montrant sa lettre.) Connaissez-vous cette écriture ? Elle est tracée de votre main coupable ! et ces caractères sanglants qui lui servent de réponse…

La Comtesse, anéantie.

Je vais mourir ! je vais mourir !

Le Comte, avec force.

Non, non ; vous entendrez les traits que j’en ai soulignés ! (Il lit avec égarement.) « Malheureux insensé ! notre sort est rempli… votre crime, le mien reçoit sa punition. Aujourd’hui, jour de Saint-Léon, patron de ce lieu et le vôtre, je viens de mettre au monde un fils, mon opprobre et mon désespoir… » (Il parle.) Et cet enfant est né le jour de Saint-Léon, plus de dix mois après mon départ pour la Vera-Cruz ! (Pendant qu’il lit très fort, on entend la Comtesse, égarée, dire des mots coupés qui partent du délire.)

La Comtesse, priant, les mains jointes.

Grand Dieu ! tu ne permets donc pas que le crime le plus caché demeure toujours impuni !

Le Comte.

…Et de la main du corrupteur. (Il lit.) « L’ami qui vous rendra ceci, quand je ne serai plus, est sûr. »

La Comtesse, priant.

Frappe, mon Dieu ! car je l’ai mérité !

Le Comte lit : « Si la mort d’un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu’on va donner à ce fils, héritier d’un autre… »

La Comtesse, priant.

Accepte l’horreur que j’éprouve, en expiation de ma faute !

Le Comte, lit.

« Puis-je espérer que le nom de Léon… » (Il parle.) Et ce fils s’appelle Léon !

La Comtesse, égarée, les yeux fermés.

O Dieu ! mon crime fut bien grand, s’il égala ma punition ! Que ta volonté s’accomplisse !

Le Comte, plus fort.

Et, couverte de cet opprobre, vous osez me demander compte de mon éloignement pour lui ?

La Comtesse, priant toujours.

Qui suis-je, pour m’y opposer, lorsque ton bras s’appesantit ?

Le Comte.

Et, lorsque vous plaidez pour l’enfant de ce malheureux, vous avez au bras mon portrait !

La Comtesse, en le détachant, le regarde.

Monsieur, Monsieur, je le rendrai ; je sais que je n’en suis pas digne. (Dans le plus grand égarement.) Ciel ! que m’arrive-t-il ? Ah ! je perds la raison ! Ma conscience troublée fait naître des fantômes ! — Réprobation anticipée !… Je vois ce qui n’existe pas… Ce n’est plus vous ; c’est lui qui me fait signe de le suivre, d’aller le rejoindre au tombeau !

Le Comte, effrayé.

Comment ? Eh bien ! non, ce n’est pas…

La Comtesse, en délire.

Ombre terrible ! éloigne-toi !

Le Comte, crie avec douleur.

Ce n’est pas ce que vous croyez !

La Comtesse, jette le bracelet par terre.

Attends… Oui, je t’obéirai…

Le Comte, plus troublé.

Madame, écoutez-moi…

La Comtesse J’irai… Je t’obéis… Je meurs. (Elle reste évanouie.)

Le Comte, effrayé, ramasse le bracelet.

J’ai passé la mesure… Elle se trouve mal… Ah ! Dieu ! Courons lui chercher du secours. (Il sort, il s’enfuit. Les convulsions de la douleur font glisser la Comtesse à terre.)



Scène XIV

LÉON, accourant ; La COMTESSE, évanouie.
Léon, avec force.

O ma mère !… ma mère ! c’est moi qui te donne la mort ! (Il l’enlève et la remet sur son fauteuil, évanouie.) Que ne suis-je parti, sans rien exiger de personne ! j’aurais prévenu ces horreurs !



Scène XV

Le COMTE, SUZANNE, LÉON, La COMTESSE, évanouie.
Le Comte, en rentrant, s’écrie.

Et son fils !

Léon, égaré.

Elle est morte ! Ah ! je ne lui survivrai pas ! (Il l’embrasse en criant.)

Le Comte, effrayé.

Des sels ! des sels ! Suzanne ! Un million si vous la sauvez !

Léon

O malheureuse mère !

Suzanne.

Madame, aspirez ce flacon. Soutenez-la, Monsieur ; je vais tâcher de la desserrer.

Le Comte, égaré.

Romps tout, arrache tout ! Ah ! j’aurais dû la ménager !

Léon, criant avec délire.

Elle est morte ! elle est morte !