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mon Dieu ! donnez-moi la force de frapper au cœur d’un époux ! (Plus bas.) Vous seul connaissez les motifs qui m’ont toujours fermé la bouche ! Ah ! s’il ne s’agissait du bonheur de mon fils, vous savez, ô mon Dieu, si j’oserais dire un seul mot pour moi ! Mais enfin, s’il est vrai qu’une faute pleurée vingt ans ait obtenu de vous un pardon généreux, comme un ami sage m’en assure : ô mon Dieu ! donnez-moi la force de frapper au cœur d’un époux !

Scène XIII : La Comtesse, Le Comte, Léon, caché.

Le Comte, sèchement : Madame, on dit que vous me demandez ?

La Comtesse, timidement : J’ai cru, Monsieur, que nous serions plus libres dans ce cabinet que chez vous.

Le Comte : M’y voilà, Madame ; parlez.

La Comtesse, tremblante : Asseyez-vous, Monsieur, je vous conjure, et prêtez-moi votre attention.

Le Comte, impatient : Non, j’entendrai debout ; vous savez qu’en parlant je ne saurais tenir en place.

La Comtesse, s’asseyant, avec un soupir, et parlant bas : Il s’agit de mon fils… Monsieur.

Le Comte, brusquement : De votre fils, Madame ?

La Comtesse : Et quel autre intérêt pourrait vaincre ma répugnance à engager un entretien que vous ne recherchez jamais ? Mais je viens de le voir dans un état à faire compassion : l’esprit troublé, le cœur serré de l’ordre que vous lui donnez de partir sur-le-champ ; surtout du ton de dureté qui accompagne cet exil. Eh ! comment a-t-il encouru la disgrâce d’un p… d’un homme si juste ? Depuis qu’un exécrable duel nous a ravi notre autre fils…

Le Comte, les mains sur le visage, avec un air de douleur : Ah !…

La Comtesse : Celui-ci, qui jamais ne dût connaître le chagrin, a redoublé de soins et d’attentions pour adoucir l’amertume des nôtres !

Le Comte, se promenant doucement : Ah !…

La Comtesse : Le caractère emporté de son frère, son désordre, ses goûts et sa conduite déréglée nous en donnaient souvent de bien cruels. Le Ciel sévère, mais sage en ses décrets, en nous privant de cet enfant, nous en a peut-être épargné de plus cuisants pour l’avenir.

Le Comte, avec douleur : Ah !… ah !…

La Comtesse : Mais, enfin, celui qui nous reste a-t-il jamais manqué à ses devoirs ? Jamais le plus léger reproche fut-il mérité de sa part ? Exemple des hommes de son âge, il a l’estime universelle : il est aimé, recherché, consulté. Son p… protecteur naturel, mon époux seul, paraît avoir les yeux fermés sur un mérite transcendant, dont l’éclat frappe tout le monde. (Le Comte se promène plus vite sans parler. La Comtesse, prenant courage de son silence, continue d’un ton plus ferme, et l’élève par degrés.) En tout autre sujet, Monsieur, je tiendrais à fort grand honneur de vous soumettre mon avis, de modeler mes sentiments, ma faible opinion sur la vôtre ; mais il s’agit… d’un fils… (Le Comte s’agite en marchant. La Comtesse :) Quand il avait un frère aîné, l’orgueil d’un très grand nom le condamnant au célibat, l’ordre de Malte était son sort. Le préjugé semblait alors couvrir l’injustice de ce partage entre deux fils (Timidement.) égaux en droits.

Le Comte s’agite plus fort. A part, d’un ton étouffé : Egaux en droits !…

La Comtesse, un peu plus fort : Mais, depuis deux années qu’un accident affreux… les lui a tous transmis, n’est-il pas étonnant que vous n’ayez rien entrepris pour le relever de ses vœux ? Il est de notoriété que vous n’avez quitté l’Espagne que pour dénaturer vos biens, par la vente, ou par des échanges. Si c’est pour l’en priver, Monsieur, la haine ne va pas plus loin ! Puis, vous le chassez de chez vous, et semblez lui fermer la maison p… par vous habitée ! Permettez-moi de vous le dire, un traitement aussi étrange est sans excuse aux yeux de la raison. Qu’a-t-il fait pour le mériter ?

Le Comte s’arrête, d’un ton terrible : Ce qu’il a fait !

La Comtesse, effrayée : Je voudrais bien, Monsieur, ne pas vous offenser !

Le Comte, plus fort : Ce qu’il a fait, Madame ! Et c’est vous qui le demandez ?

La Comtesse, en désordre : Monsieur, Monsieur ! vous m’effrayez beaucoup !

Le Comte, avec fureur : Puisque vous avez provoqué l’explosion du ressentiment qu’un respect humain enchaînait, vous entendrez son arrêt et le vôtre.

La Comtesse, plus troublée : Ah ! Monsieur ! Ah, Monsieur !…

Le Comte : Vous demandez ce qu’il a fait ?

La Comtesse, levant les bras : Non, Monsieur, ne me dites rien !

Le Comte, hors de lui :