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Acte III Le théâtre représente le cabinet de la Comtesse, orné de fleurs de toutes parts.

Scène première : La Comtesse, Suzanne.

La Comtesse : Je n’ai pu rien tirer de cette enfant. — Ce sont des pleurs, des étouffements !… Elle se croit des torts envers moi, m’a demandé cent fois pardon ; elle veut aller au couvent. Si je rapproche tout ceci de sa conduite envers mon fils, je présume qu’elle se reproche d’avoir écouté son amour, entretenu ses espérances, ne se croyant pas un parti assez considérable pour lui. — Charmante délicatesse ! excès d’une aimable vertu ! Monsieur Bégearss, apparemment, lui en a touché quelques mots qui l’auront amenée à s’affliger sur elle ! Car c’est un homme si scrupuleux et si délicat sur l’honneur, qu’il s’exagère quelquefois, et se fait des fantômes où les autres ne voient rien.

Suzanne : J’ignore d’où provient le mal ; mais il se passe ici des choses bien étranges ! Quelque démon y souffle un feu secret. Notre maître est sombre à périr ; il nous éloigne tous de lui. Vous êtes sans cesse à pleurer. Mademoiselle est suffoquée ; Monsieur votre fils, désolé !… Monsieur Bégearss, lui seul, imperturbable comme un dieu ! semble n’être affecté de rien, voit tous vos chagrins d’un œil sec…

La Comtesse : Mon enfant, son cœur les partage. Hélas ! Sans ce consolateur, qui verse un baume sur nos plaies, dont la sagesse nous soutient, adoucit toutes les aigreurs, calme mon irascible époux, nous serions bien plus malheureux !

Suzanne : Je souhaite, Madame, que vous ne vous abusiez pas !

La Comtesse : Je t’ai vue autrefois lui rendre plus de justice ! (Suzanne baisse les yeux.) Au reste, il peut seul me tirer du trouble où cette enfant m’a mise. Fais-le prier de descendre chez moi.

Suzanne : Le voici qui vient à propos ; vous vous ferez coiffer plus tard. (Elle sort.)

Scène II : La Comtesse, Bégearss.

La Comtesse, douloureusement : Ah ! mon pauvre Major, que se passe-t-il donc ici ? Touchons-nous enfin à la crise que j’ai si longtemps redoutée, que j’ai vue de loin se former ? L’éloignement du Comte pour mon malheureux fils semble augmenter de jour en jour. Quelque lumière fatale aura pénétré jusqu’à lui !

Bégearss : Madame, je ne le crois pas.

La Comtesse : Depuis que le Ciel m’a punie par la mort de mon fils aîné, je vois le Comte absolument changé : au lieu de travailler avec l’ambassadeur à Rome pour rompre les vœux de Léon, je le vois s’obstiner à l’envoyer à Malte. Je sais de plus, Monsieur Bégearss, qu’il dénature sa fortune, et veut abandonner l’Espagne pour s’établir dans ce pays. — L’autre jour à dîner, devant trente personnes, il raisonna sur le divorce d’une façon à me faire frémir.

Bégearss : J’y étais ; je m’en souviens trop !

La Comtesse, en larmes : Pardon, mon digne ami ; je ne puis pleurer qu’avec vous !

Bégearss : Déposez vos douleurs dans le sein d’un homme sensible.

La Comtesse : Enfin, est-ce lui, est-ce vous, qui avez déchiré le cœur de Florestine ? Je la destinais à mon fils. — Née sans biens, il est vrai, mais noble, belle et vertueuse, élevée au milieu de nous : mon fils, devenu héritier, n’en a-t-il pas assez pour deux ?

Bégearss : Que trop, peut-être ; et c’est d’où vient le mal !

La Comtesse : Mais, comme si le Ciel n’eût attendu aussi longtemps que pour me mieux punir d’une imprudence tant pleurée, tout semble s’unir à la fois pour renverser mes espérances. Mon époux déteste mon fils… Florestine renonce à lui. Aigrie par je ne sais quel motif, elle veut le fuir pour toujours. Il en mourra, le malheureux ! voilà ce qui est bien certain. (Elle joint les mains.) Ciel vengeur ! après vingt années de larmes et de repentir, me réservez-vous à l’horreur de voir ma faute découverte ? Ah ! que je sois seule misérable ! mon Dieu, je ne m’en plaindrai pas ! mais que mon fils ne porte point la peine d’un crime qu’il n’a pas commis ! Connaissez-vous, Monsieur Bégearss, quelque remède à tant de maux ?

Bégearss : Oui, femme respectable ! et je venais exprès dissiper vos terreurs. Quand on craint une chose, tous nos regards se portent vers cet objet trop alarmant : quoi qu’on dise ou qu’on fasse, la frayeur empoisonne tout ! Enfin, je tiens la clef de ces énigmes. Vous pouvez encore être heureuse.

La Comtesse : L’est-on avec une âme déchirée de remords ?