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xv
VIE DE BEAUMARCHAIS.

Une aide de ce côté aurait, d’ailleurs, été pour sa pièce d’un maigre secours. Du reste de la cour il ne devait guère attendre davantage. C’est le public, c’est le parterre qu’il lui fallait ; il ne l’eut pas. L’envie s’y trouvait partout contre lui, et il en sentit toutes les morsures. On ne lui pardonnait pas d’être quelque chose, étant parti de rien ; d’être riche, d’avoir charge en cour, et, comme dit Grimm, qui me semble un peu du nombre de ces envieux-là, « de faire le petit-maître », et par surcroît, chose moins excusable, l’homme d’esprit.

La pièce, donnée le 29 janvier 1767, fut sifflée à cause de l’auteur, et aussi pour elle-même, ce qu’il reconnut en corrigeant à outrance, entre la première et la seconde représentation, les deux derniers actes, qui avaient surtout pâti. Elle marcha alors, elle se soutint même, sept fois de suite d’une première traite, et sept fois encore d’une seconde, lorsque Préville, qui l’avait fait interrompre à cause d’une indisposition, l’eut fait reprendre. Il était pour beaucoup dans ce succès, moins chaud que réchauffé. Mademoiselle Doligny, qui jouait Eugénie, et qui plus tard joua Rosine, y avait aussi sa belle part ; mais on disait que l’argent de l’auteur y était pour bien plus encore. Il aurait, assurait-on, payé deux ou trois cents claqueurs à la seconde représentation[1], et même il serait allé, à la reprise, jusqu’à faire jeter de l’argent dans le parterre[2]. On l’avait sifflé parce qu’il était riche, c’est à l’argent qu’il demandait sa revanche : quoi de plus juste ! L’esprit toutefois devait, par la suite, la lui donner beaucoup plus belle.

Les Deux Amis, son second drame, joués trois ans après, le 13 janvier 1770, eurent une fortune à peu près pareille[3] : mêmes cahots à la première représentation, surtout vers la fin ; et aux suivantes, même ressaut vers le succès, peut-être à cause des mêmes moyens.

L’argent ainsi eût été doublement de la pièce, dont, on le sait, le sujet roule sur deux banqueroutes, ce qui même faisait dire, la première fois, que l’insuccès du drame était la troisième. Un couplet chantait aussi :

C’est un change où l’argent circule,
Sans produire aucun intérêt.

Beaumarchais avait compté sur l’à-propos de deux ruines à grand fracas, dans les affaires du moment : celle de Billard et celle de Grizel ; mais le public avait trouvé que ce qui passionne les finances ne suffit pas comme passion de drame.

La jalousie, cette fois comme la première, n’avait pas non plus manqué contre Beaumarchais. Il ne comptait encore qu’envieux et ennemis au parterre, à ce point même que cette sorte de haine universelle étant connue et pour ainsi dire avouée, quelqu’un put écrire sur l’affiche, à la suite du titre les Deux Amis, « par un auteur qui n’en a aucun. »

Heureusement, comme l’a fort bien remarqué M. de Loménie[4], qu’il avait alors des consolations, et savait cette fois où se prendre pour se remettre d’une chute. Entre ses deux drames malheureux, il s’était trouvé un bonheur. Le 11 avril 1768, il s’était remarié, et comme à son premier mariage, il avait pris une riche veuve, libre depuis fort peu de mois : c’était la belle et encore jeune madame Lévêque, à qui son premier mari, garde général des menus, avait laissé une grosse fortune[5], ce qui mit Beaumarchais en état de reprendre

  1. Collé, Journal, nouvelle édition, t. III, p. 125.
  2. Id., 138.
  3. Une lettre de Beaumarchais du 27 nov. 1769, aux comédiens, publiée par l’Amateur d’autographes, 1er juillet 1808, p. 173-174, nous apprend qu’ils lui avaient promis la représentation pour le 10 janvier. On voit, ce qui est tout à l’honneur de l’exactitude du temps, que leur promesse fut exactement tenue, à trois jours près.
  4. T. I, p. 225.
  5. Mémoires secrets, t. IV, p. 14.