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m’exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites : encore une fois, voulez-vous l’ouvrir ?

La Comtesse.

Eh ! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux ? Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je les excuserais ; j’oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu’elles ont d’offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme ?

Le Comte.

Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte, ou je vais à l’instant…

La Comtesse, au-devant.

Arrêtez, monsieur, je vous prie ! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois ?

Le Comte.

Tout ce qu’il vous plaira, madame ; mais je verrai qui est dans ce cabinet.

La Comtesse, effrayée.

Eh bien, monsieur, vous le verrez. Écoutez-moi… tranquillement.

Le Comte.

Ce n’est donc pas Suzanne ?

La Comtesse, timidement.

Au moins n’est-ce pas non plus une personne… dont vous deviez rien redouter… Nous disposions une plaisanterie… bien innocente, en vérité, pour ce soir… ; et je vous jure…

Le Comte.

Et vous me jurez…

La Comtesse.

Que nous n’avions pas plus dessein de vous offenser l’un que l’autre.

Le Comte, vite.

L’un que l’autre ? C’est un homme.

La Comtesse.

Un enfant, monsieur.

Le Comte.

Hé, qui donc ?

La Comtesse.

À peine osé-je le nommer !

Le Comte, furieux.

Je le tuerai.

La Comtesse.

Grands dieux !

Le Comte.

Parlez donc !

La Comtesse.

Ce jeune… Chérubin…

Le Comte.

Chérubin ! l’insolent ! Voilà mes soupçons et le billet expliqués.

La Comtesse, joignant les mains.

Ah ! monsieur ! gardez de penser…

Le Comte, frappant du pied.

(À part.) Je trouverai partout ce maudit page ! (Haut.) Allons, madame, ouvrez ; je sais tout maintenant. Vous n’auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin, il serait parti quand je l’ai ordonné, vous n’auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s’il n’y avait rien de criminel.

La Comtesse.

Il a craint de vous irriter en se montrant.

Le Comte, hors de lui, et criant vers le cabinet.

Sors donc, petit malheureux !

La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l’éloignant.

Ah ! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N’en croyez pas un injuste soupçon, de grâce ! et que le désordre où vous l’allez trouver…

Le Comte.

Du désordre !

La Comtesse.

Hélas ! oui : prêt à s’habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus ; il allait essayer…

Le Comte.

Et vous vouliez garder votre chambre ! Indigne épouse ! ah ! vous la garderez… longtemps ; mais il faut avant que j’en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part.

La Comtesse se jette à genoux, les bras élevés.

Monsieur le comte, épargnez un enfant ; je ne me consolerais pas d’avoir causé…

Le Comte.

Vos frayeurs aggravent son crime.

La Comtesse.

Il n’est pas coupable, il partait : c’est moi qui l’ai fait appeler.

Le Comte, furieux.

Levez-vous. Ôtez-vous… Tu es bien audacieuse d’oser me parler pour un autre !

La Comtesse.

Eh bien ! je m’ôterai, monsieur, je me lèverai ; je vous remettrai même la clef du cabinet : mais, au nom de votre amour…

Le Comte.

De mon amour, perfide !

La Comtesse se lève, et lui présente la clef.

Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal ; et puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas…

Le Comte, prenant la clef.

Je n’écoute plus rien.

La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux.

Ô ciel ! il va périr !

Le Comte ouvre la porte, et recule.

C’est Suzanne !