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IX
VIE DE BEAUMARCHAIS.

fortune qu’il avait crue toute à lui du jour qu’il s’était marié. Donation entière lui en avait été faite par le contrat de mariage ; mais ce contrat n’avait pas été « insinué », c’est-à-dire enregistré, comme nous dirions à présent, et il restait ainsi sans valeur. Qu’un malheur survint, ce qui n’était que trop à craindre, car la nouvelle épouse manquait de santé, et passait même pour poitrinaire, et adieu pour le mari ce qu’en tout cela son ambition, son désir d’être riche avaient rêvé d’avantages.

Il est aisé de concevoir ce qu’une situation pareille, l’époux tâchant de faire consacrer ses droits, les parents s’efforçant de les faire maintenir tels qu’ils étaient, faute d’enregistrement, devait amener de troubles et de brouilles. On alla jusqu’à parler de séparation, d’après du moins ce qui nous semble à conclure d’une lettre que Beaumarchais écrivit à sa femme, et dans laquelle il est fait allusion à tout ce que nous venons d’indiquer : arrogance dominatrice de l’épouse, froideur du jeune mari qui n’a que cette revanche, et, par-dessus tout, « difficultés d’arrangements », qui peuvent amener le dénouement dont nous parlions :

« Ah ! Julie, écrit-il, que les temps sont changés ! Tout nous interdisoit autrefois l’amour que nous avions l’un pour l’autre ; qu’il étoit vif alors, et que mon état étoit préférable à celui d’à présent ! Ce que vous appelez ma froideur n’est seulement qu’une retenue de sentiments dont je cache la trace, de peur de donner trop de prise sur moi à une femme qui a changé son amour en domination impérieuse.

« Ma Julie m’épouse, mais cette Julie, qu’un tendre regard faisoit expirer de plaisir dans les temps d’ivresse et d’illusion, n’est plus qu’une femme ordinaire, à qui des difficultés d’arrangement font à la fin penser qu’elle pourrait bien vivre sans l’homme que son cœur avait préféré à toute la terre[1]. »

Un événement, dont la soudaineté surprit autant qu’elle les effraya la famille et le mari, qui pourtant ne s’agitaient qu’en cette prévision, la mort de Julie, enlevée en quelques heures par une fièvre putride, le 29 septembre 1757, dix mois seulement après le mariage, sembla terminer tout, mais n’arrangea rien. Les procès commencèrent entre la belle-mère et Pierre-Augustin, qui vainement voulut se faire fort d’un écrit de sa femme à ses derniers moments, et vainement aussi faire enregistrer par surprise le contrat avec donation que, nous l’avons vu, l’absence de cette formalité rendait nul[2]. La belle-mère sut se pourvoir assez à temps pour que son gendre ne gardât aucun droit sur l’héritage, « ce qui, a-t-il dit plus tard, me laissa nu dans la rigueur du terme[3]. » La mort rapide de Franquet lui avait préparé une fortune, que ruinait celle plus foudroyante encore de sa femme ; et il ne resta ainsi qu’avec des ennuis souvent renouvelés, à la mort surtout de sa belle-mère, qui fut pour la famille une occasion de reprendre le procès, afin de le ruiner encore plus, si c’était possible[4] ; avec un peu de honte aussi, car tout mariage en amène quand il n’a été, comme celui-ci, qu’un marché et une affaire ; enfin, avec la tache imméritée mais ineffaçable que lui infligèrent les plus abominables soupçons. Un bruit, qui devait se réveiller plus odieux et plus tenace à chacune de ses grandes luttes dont le temps approche, se mit alors à courir, et ne fit pas moins de lui qu’un double assassin. D’où venait-il ? on le devine : de la soudaineté des deux morts successives de Franquet et de sa femme : après avoir empoisonné l’un pour tenir la veuve et la fortune, il aurait empoisonné l’autre pour ne plus garder que l’argent !

C’est en vain qu’il cria que rien de cet argent ne lui était resté, faute d’avoir pris les précautions légales qui pouvaient selon la loi le lui garantir, et sans lesquelles le crime dont

  1. Mémoires secrets, t. XVII, p. 121.
  2. V. à ce sujet un acte de police très-curieux, trouvé aux Archives par M. de Marescot, et cité in extenso dans sa notice, p. 7.
  3. V. Œuvres, plus loin, Supplément du mémoire à consulter.
  4. V. encore le Supplément du mémoire à consulter.