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VIE DE BEAUMARCHAIS.

sa charge, moyennant un prix dérisoire, car c’était une rente viagère dont, ce qui n’ajoutait guère au sérieux de l’affaire, le père Caron garantissait le payement ! La vente faite, le 9 novembre 1755, on persuadait à Franquet d’aller se rétablir à la campagne, dans un petit bien qu’il avait à Vert-le-Grand, et moins de deux mois après, le 3 janvier, il y mourait d’apoplexie[1].

Jamais veuvage prévu n’avait certes mis plus d’empressement à satisfaire ceux qui l’attendaient. Il ne fallait pas moins pour l’impatience de celle qu’il rendit libre. Soit que le défunt eût été un assez vilain homme et un assez mauvais mari, soit que la passion pour celui qui devait le remplacer fût d’une violence à ne rien entendre, à ne pas souffrir de retard, il est certain que c’est lui qui dut, avant même que M. Franquet fût mort, engager madame à savoir mieux attendre : « Si, lui écrivait-il par exemple dans une lettre, dont la famille se fit une arme pour le long procès qu’ils eurent ensemble, et qui fut même communiquée à l’un de ses plus ardents adversaires de l’affaire Goëzman, qui en envenima un de ses factums[2], si j’écoutais les sentiments de compassion que vos chagrins m’inspirent, j’en détesterais l’auteur ; mais lorsque je pense qu’il est votre mari, qu’il vous appartient, je ne puis que soupirer en silence, et attendre du temps et de la volonté de Dieu qu’il mette en état de vous faire éprouver le bonheur pour lequel vous semblez destinée. »

La bonne âme ! mais comme on sent bien qu’il a ses raisons pour être moins pressé, qu’il y a dans son jeu dix ans de moins que dans celui de madame Franquet, et qu’en pareil cas, ce n’est pas la jeunesse qui est l’âge de l’impatience.

Il savait déjà prendre tous les tons, on le voit par sa lettre, et aussi jouer tous les rôles. On faillit en avoir la preuve par une comédie qu’il imagina pour amener à composition « des débiteurs peu délicats » de la veuve, et dans laquelle il ne songeait pas moins qu’à se déguiser en confesseur ! Le plan dressé et les rôles choisis entre les amis de madame Franquet, elle s’opposa à ce que cette farce, dont la combinaison semble renouvelée du plus fameux roman de Lesage, fût poussée plus avant[3].

Celui qui fut si bien Figaro ne put pas ainsi commencer par être Gil Blas.

La veuve, dont nous connaissons le peu de résignation dans l’attente, n’avait qu’une pensée : se remarier au plus vite. L’année exigée par son deuil lui parut même trop longue ; elle en supprima deux mois : Franquet était mort en janvier 1756, elle se remaria en novembre. Les Caron, assez rigoristes, comme nous l’avons vu, trouvèrent sans doute que c’était un peu prompt, car ils n’assistèrent pas au mariage. Ils se contentèrent de donner leur consentement par écrit[4].

Le ménage n’alla pas sans quelque trouble, non que Pierre-Augustin fût un mauvais mari, loin de là ; ses trois femmes — nous verrons qu’il se maria trois fois — furent au contraire fort heureuses avec lui, et l’un de ses amis, M. d’Atilly, en témoignait dans une lettre qu’il lui écrivit pendant son second veuvage[5] ; mais, en épousant à vingt-quatre ans madame Franquet, qui s’en donnait trente-quatre, sans probablement tout avouer, il avait fait, ce qu’il ne pouvait oublier pas plus que sa femme, un mariage d’intérêt, un mariage d’argent : et c’est l’intérêt, c’est l’argent qui gâtèrent tout. La femme se fit de sa fortune une autorité que le jeune mari supporta mal, et dont il se vengea par des froideurs qui ne raccommodèrent rien. La famille, d’ailleurs, notamment la mère, la veuve Aubertin, qui vivait encore, lui était fort hostile, et tâchait de ramener à elle ce qu’elle pouvait d’une

  1. A. Jal, Dict. critique, au mot Beaumarchais.
  2. Mémoires secrets, t. XVII, p. 120.
  3. V. aux Œuvres, le troisième mémoire pour le procès Kornman.
  4. A. Jal, Dict. critique, p. 91.
  5. Cité par Loménie, t. II, p. 48.