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Rosine.

Oh ! pour cela, vous pouvez vous en détacher : si je chante ce soir !… Où donc est-il ce maître que vous craignez de renvoyer ? je vais, en deux mots, lui donner son compte, et celui de Basile. (Elle aperçoit son amant : elle fait un cri.) Ah !…

Bartholo.

Qu’avez-vous ?

Rosine, les deux mains sur son cœur, avec un grand trouble.

Ah ! mon Dieu ! monsieur… Ah ! mon Dieu ! monsieur…

Bartholo.

Elle se trouve encore mal ! Seigneur Alonzo !

Rosine.

Non, je ne me trouve pas mal… mais c’est qu’en me tournant… Ah !…

Le Comte.

Le pied vous a tourné, madame ?

Rosine.

Ah ! oui, le pied m’a tourné. Je me suis fait un mal horrible.

Le Comte.

Je m’en suis bien aperçu.

Rosine, regardant le comte.

Le coup m’a porté au cœur.

Bartholo.

Un siége, un siége. Et pas un fauteuil ici !

(Il va le chercher.)
Le Comte.

Ah ! Rosine !

Rosine.

Quelle imprudence !

Le Comte.

J’ai mille choses essentielles à vous dire.

Rosine.

Il ne nous quittera pas.

Le Comte.

Figaro va venir nous aider.

Bartholo apporte un fauteuil.

Tiens, mignonne, assieds-toi. — Il n’y a pas d’apparence, bachelier, qu’elle prenne de leçon ce soir ; ce sera pour un autre jour. Adieu.

Rosine, au comte.

Non, attendez ; ma douleur est un peu apaisée. (À Bartholo.) Je sens que j’ai eu tort avec vous, monsieur : je veux vous imiter, en réparant sur-le-champ…

Bartholo.

Oh ! le bon petit naturel de femme ! Mais après une pareille émotion, mon enfant, je ne souffrirai pas que tu fasses le moindre effort. Adieu, adieu, bachelier.

Rosine, au comte.

Un moment, de grâce ! (À Bartholo.) Je croirai, monsieur, que vous n’aimez pas à m’obliger, si vous m’empêchez de vous prouver mes regrets en prenant ma leçon.

Le Comte, à part, à Bartholo.

Ne la contrariez pas, si vous m’en croyez.

Bartholo.

Voilà qui est fini, mon amoureuse. Je suis si loin de chercher à te déplaire, que je veux rester là tout le temps que tu vas étudier.

Rosine.

Non, monsieur ; je sais que la musique n’a nul attrait pour vous.

Bartholo.

Je t’assure que ce soir elle m’enchantera.

Rosine, au comte, à part.

Je suis au supplice.

Le Comte, prenant un papier de musique sur le pupitre.

Est-ce là ce que vous voulez chanter, madame ?

Rosine.

Oui, c’est un morceau très agréable de la Précaution inutile.

Bartholo.

Toujours la Précaution inutile ?

Le Comte.

C’est ce qu’il y a de plus nouveau aujourd’hui. C’est une image du printemps, d’un genre assez vif. Si madame veut l’essayer…

Rosine, regardant le comte.

Avec grand plaisir : un tableau du printemps me ravit ; c’est la jeunesse de la nature. Au sortir de l’hiver, il semble que le cœur acquière un plus haut degré de sensibilité : comme un esclave enfermé depuis longtemps goûte, avec plus de plaisir, le charme de la liberté qui vient de lui être offerte.

Bartholo, bas au comte.

Toujours des idées romanesques en tête.

Le Comte, bas.

En sentez-vous l’application ?

Bartholo.

Parbleu !

(Il va s’asseoir dans le fauteuil qu’a occupé Rosine.)
Rosine, chante[1].

Quand dans la plaine
L’amour ramène
Le printemps,
Si chéri des amants :
Tout reprend l’être,
Son feu pénètre
Dans les fleurs
Et dans les jeunes cœurs.
On voit les troupeaux
Sortir des hameaux ;

  1. Cette ariette, dans le goût espagnol, fut chantée le premier jour à Paris, malgré les huées, les rumeurs et le train usités au parterre en ces jours de crise et de combat. La timidité de l’actrice l’a depuis empêchée d’oser la redire, et les jeunes rigoristes du théâtre l’ont fort louée de cette réticence. Mais si la dignité de la Comédie-Française y a gagné quelque chose, il faut convenir que le Barbier de Séville y a beaucoup perdu. C’est pourquoi, sur les théâtres où quelque peu de musique ne tirera pas tant à conséquence, nous invitons tous directeurs à la restituer, tous acteurs à la chanter, tous spectateurs à l’écouter, et tous critiques à nous la pardonner, en faveur du genre de la pièce et du plaisir que leur fera le morceau.