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iv
VIE DE BEAUMARCHAIS.

On sait aussi, par une lettre qu’il écrivit quarante-cinq ans plus tard, en septembre 1790, à Mirabeau, à propos des pauvres Minimes de Vincennes, dont on allait alors vendre les bâtiments, la chapelle et le clos, qu’un de ses plus grands plaisirs à douze ans était de courir à travers champs de Maisons-Alfort jusque chez ces bons moines, et d’y admirer dans leur sacristie le beau tableau de Jean Cousin, le Jugement dernier, dont son rêve, devenu très-riche, était de faire l’ornement de la chapelle de sa magnifique maison du boulevard[1]. C’est aujourd’hui, au Louvre, un des trop rares chefs-d’œuvre de l’école française du seizième siècle.

Son émotion, chaque fois qu’il put le revoir, fut si vive, qu’encore un peu, sollicité d’ailleurs par les sermons d’un vieux minime « qui le prêchait sur le texte du grand tableau, en accompagnant son sermon d’un goûter, » il se serait fait moine. Cet accès de grâce, qui lui était venu du tableau, du sermon et du goûter, ne tint guère. L’an d’après, rentré chez son père, il était à de bien autres idées, mais d’une précocité tout aussi vive : il aimait, et voulait se tuer par chagrin d’amour ! « J’avais eu, écrivit-il bien plus tard sur la marge d’une de ses lettres de ce temps-là, j’avais eu une folle amie, qui, se moquant de ma vive jeunesse, venait de se marier. J’avais voulu me tuer[2]. »

Et cela, ne l’oublions pas, à treize ans ! Figaro commençait par Chérubin.

Il ne va pas tarder à entrer lui-même en scène, avec toute son ardeur de tempérament, son infatigable besoin d’escapades et d’entreprises ; « cette chaleur de sang, dont j’ai bien peur que l’âge ne me corrige pas, » écrivait-il avec tant de raison, lorsqu’il n’avait encore que vingt ans[3] ; cette fièvre de mouvement et d’action, qui ne s’arrêta pas une heure, et surtout cet aplomb incomparable qui faisait dire si spirituellement par le chevalier d’Éon, à l’époque de leur grande brouille : « Il a l’insolence d’un garçon horloger qui aurait trouvé le mouvement perpétuel[4]. »

À dix-huit ans, il se sentait étouffer dans la boutique de la rue Saint-Denis, et ses échappées d’indépendance et de sans-gêne désolaient le sévère horloger. Il s’occupait beaucoup trop de « sa maudite musique, » comme disait son père, et pas assez de la fabrication ou du rhabillage des montres. S’il travaillait, et c’était toujours avec une habileté de main, une ingéniosité d’invention dont le père s’émerveillait, il n’était pas toujours assez discret pour sa part de profits ; il suppléait un peu trop par le grappillage à ce qu’il trouvait d’insuffisant dans les dix-huit livres qu’on lui donnait par mois. Il soupait en ville plus souvent qu’il n’eût fallu, rentrait trop tard, ne se levait pas assez tôt ; et, dans ses escapades hors du logis, il se faisait par son esprit, ses tours d’adresse et ses chansons — car, à treize ans, il rimait déjà — certaines intimités et certains succès, dont le ton trop lâché, qu’on retrouvera dans ses parades, était surtout le désespoir de son père : « Avec le cœur d’un honnête homme, lui écrivait plus tard un de ses amis le capitaine d’Artilly, tu as toujours eu le ton d’un bohème[5]. » C’était un reste de sa jeunesse à la diable dans les cabarets, cafés et autres lieux du quartier des Halles.

Un jour, la mesure se trouva comble, et Pierre-Augustin fut bel et bien chassé de la maison. Que fera-t-il ? Ce qu’il faisait pour rire, il le fera pour vivre : il est grand et robuste, il chante et tourne à ravir les couplets, il a pour le jeu des gobelets un tour de main étonnant ; il courra les rues et les carrefours, chantant, faisant l’hercule, et escamotant.

  1. Fragment de sa notice inédite, citée par M. de Loménie, t. II, p. 377.
  2. Id., t. I, p. 71.
  3. Lettre au Mercure, dans le vol. de juill. 1755, p. 177.
  4. Cité par M. de Loménie, t. I, p. 454.
  5. Id., t. II, p. 548.