m’être imputés à reproche, assureraient encore mon succès.
Présenter des hommes d’une condition moyenne accablés et dans le malheur ! Fi donc ! on ne doit jamais les montrer que bafoués. Les citoyens ridicules, et les rois malheureux, voilà tout le théâtre existant et possible ; et je me le tiens pour dit, c’est fait ; je ne veux plus quereller avec personne.
J’ai eu la faiblesse autrefois, monsieur, de faire des drames qui n’étaient pas du bon genre ; et je m’en repens beaucoup.
Pressé depuis par les événements, j’ai hasardé de malheureux Mémoires, que mes ennemis n’ont pas trouvés du bon style ; et j’en ai le remords cruel.
Aujourd’hui je fais glisser sous vos yeux une comédie fort gaie, que certains maîtres de goût n’estiment pas du bon ton ; et je ne m’en console point.
Peut-être un jour oserai-je affliger votre oreille d’un opéra, dont les jeunes gens d’autrefois diront que la musique n’est pas du bon français ; et j’en suis tout honteux d’avance.
Ainsi, de fautes en pardons, et d’erreurs en excuses, je passerai ma vie à mériter votre indulgence, par la bonne foi naïve avec laquelle je reconnaîtrai les unes en vous présentant les autres.
Quant au Barbier de Séville, ce n’est pas pour corrompre votre jugement que je prends ici le ton respectueux : mais on m’a fort assuré que, lorsqu’un auteur était sorti, quoiqu’échiné, vainqueur au théâtre, il ne lui manquait plus que d’être agréé par vous, monsieur, et lacéré dans quelques journaux, pour avoir obtenu tous les lauriers littéraires. Ma gloire est donc certaine, si vous daignez m’accorder le laurier de votre agrément, persuadé que plusieurs de messieurs les journalistes ne me refuseront pas celui de leur dénigrement.
Déjà l’un d’eux, établi dans Bouillon avec approbation et privilège, m’a fait l’honneur encyclopédique d’assurer à ses abonnés que ma pièce était sans plan, sans unité, sans caractères, vide d’intrigue et dénuée de comique.
Un autre plus naïf encore, à la vérité sans approbation, sans privilège, et même sans encyclopédie, après un candide exposé de mon drame, ajoute au laurier de sa critique cet éloge flatteur de ma personne : « La réputation du sieur de Beaumarchais est bien tombée ; et les honnêtes gens sont enfin convaincus que lorsqu’on lui aura arraché les plumes du paon, il ne restera plus qu’un vilain corbeau noir, avec son effronterie et sa voracité. »
Puisqu’en effet j’ai eu l’effronterie de faire la comédie du Barbier de Séville, pour remplir l’horoscope entier, je pousserai la voracité jusqu’à vous prier humblement, monsieur, de me juger vous-même, et sans égard aux critiques passés, présents et futurs ; car vous savez que, par état, les gens de feuilles sont souvent ennemis des gens de lettres ; j’aurai même la voracité de vous prévenir qu’étant saisi de mon affaire, il faut que vous soyez mon juge absolument, soit que vous le vouliez ou non, car vous êtes mon lecteur.
Et vous sentez bien, monsieur, que si, pour éviter ce tracas, ou me prouver que je raisonne mal, vous refusiez constamment de me lire, vous feriez vous-même une pétition de principe au-dessous de vos lumières : n’étant pas mon lecteur, vous ne seriez pas celui à qui s’adresse ma requête.
Que si, en dépit de la dépendance où je parais vous mettre, vous vous avisiez de jeter le livre en cet instant de votre lecture, c’est, monsieur, comme si, au milieu de tout autre jugement, vous étiez enlevé du tribunal par la mort, ou tel accident qui vous rayât du nombre des magistrats. Vous ne pouvez éviter de me juger qu’en devenant nul, négatif, anéanti : qu’en cessant d’exister en qualité de mon lecteur.
Eh ! quel tort vous fais-je en vous élevant au-dessus de moi ? Après le bonheur de commander aux hommes, le plus grand honneur, monsieur, n’est-il pas de les juger ?
Voilà donc qui est arrangé. Je ne reconnais plus d’autre juge que vous, sans excepter messieurs les spectateurs, qui, ne jugeant qu’en premier ressort, voient souvent leur sentence infirmée à votre tribunal.
L’affaire avait d’abord été plaidée devant eux au théâtre ; et ces messieurs ayant beaucoup ri, j’ai pu penser que j’avais gagné ma cause à l’audience. Point du tout ; le journaliste, établi dans Bouillon, prétend que c’est de moi qu’on a ri. Mais ce n’est là, monsieur, comme on dit en style de palais, qu’une mauvaise chicane de procureur : mon but ayant été d’amuser les spectateurs, qu’ils aient ri de ma pièce ou de moi, s’ils ont ri de bon cœur, le but est également rempli : ce que j’appelle avoir gagné ma cause à l’audience.
Le même journaliste assure encore, ou du moins laisse entendre, que j’ai voulu gagner quelques-uns de ces messieurs, en leur faisant des lectures particulières, en achetant d’avance leur suffrage par cette prédilection. Mais ce n’est encore là, monsieur, qu’une difficulté de publiciste allemand. Il est manifeste que mon intention n’a jamais été que de les instruire : c’étaient des espèces de consultations que je faisais sur le fond de l’affaire. Que si les consultants, après avoir donné leur avis, se sont mêlés parmi les juges, vous voyez bien, monsieur, que je n’y pouvais rien de ma part, et que c’était à eux de se récuser par délicatesse, s’ils se sentaient de la partialité pour mon barbier andalou.
Eh ! plût au ciel qu’ils en eussent un peu conservé pour ce jeune étranger ! nous aurions eu moins de peine à soutenir notre malheur éphémère. Tels sont les hommes : avez-vous du succès, ils vous accueillent, vous portent, vous caressent, ils s’honorent de vous ; mais gardez de broncher dans la carrière ! au moindre échec, ô mes amis, souvenez-vous qu’il n’est plus d’amis.
Et c’est précisément ce qui nous arriva le lendemain de la plus triste soirée. Vous eussiez vu les faibles amis du Barbier se disperser, se cacher le visage ou s’enfuir : les femmes, toujours si braves quand elles protègent, enfoncées dans les coqueluchons jusqu’aux panaches, et baissant des yeux confus ; les hommes courant se visiter, se faire amende honorable du bien qu’ils avaient dit de ma pièce, et rejetant sur ma maudite façon de lire les choses tout le faux plaisir qu’ils y avaient goûté. C’était une désertion totale, une vraie désolation.
Les uns lorgnaient à gauche, en me sentant passer à droite, et ne faisaient plus semblant de me voir. Ah dieux ! d’autres, plus courageux, mais s’assurant bien si personne ne les regardait, m’attiraient dans un coin pour me dire : Eh ! comment avez-vous produit en nous cette illusion ? car, il faut en convenir, mon ami, votre pièce est la plus grande platitude du monde.
— Hélas, messieurs ! j’ai lu ma platitude, en vérité, tout platement comme je l’avais faite ; mais, au nom de la bonté que vous avez de me parler encore après ma chute, et pour l’honneur de votre second jugement, ne souffrez pas qu’on redonne la pièce au théâtre : si, par malheur, on venait à la jouer comme je l’ai lue, on vous ferait peut-être une nouvelle tromperie, et vous vous en prendriez à moi de ne plus savoir quel jour vous eûtes raison ou tort : ce qu’à Dieu ne plaise !
On ne m’en crut point : on laissa rejouer la pièce, et pour le coup je fus prophète en mon pays. Ce pauvre Figaro, fessé par la cabale en faux-bourdon et presque enterré le vendredi, ne fit point comme Candide : il prit courage, et mon héros se releva le dimanche avec une