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LE BARBIER DE SÉVILLE
OU
LA PRÉCAUTION INUTILE
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
REPRÉSENTÉE ET TOMBÉE SUR LE THÉÂTRE DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE, AUX TUILERIES, LE 23 FÉVRIER 1775


… Et j’étais père ! et je ne pus mourir.
(Zaïre, acte II.)



LETTRE MODÉRÉE
SUR
LA CHUTE ET LA CRITIQUE DU BARBIER DE SÉVILLE


(L’auteur, vêtu modestement et courbé, présentant sa pièce au lecteur.)


Monsieur,

J’ai l’honneur de vous offrir un nouvel opuscule de ma façon. Je souhaite vous rencontrer dans un de ces moments heureux où, dégagé de soins, content de votre santé, de vos affaires, de votre maîtresse, de votre dîner, de votre estomac, vous puissiez vous plaire un moment à la lecture de mon Barbier de Séville : car il faut tout cela pour être homme amusable et lecteur indulgent.

Mais si quelque accident a dérangé votre santé ; si votre état est compromis ; si votre belle a forfait à ses serments ; si votre dîner fut mauvais, ou votre digestion laborieuse, ah ! laissez mon Barbier ; ce n’est pas là l’instant : examinez l’état de vos dépenses, étudiez le factum de votre adversaire, relisez ce traître billet surpris à Rose, ou parcourez les chefs-d’œuvre de Tissot sur la tempérance, et faites des réflexions politiques, économiques, diététiques, philosophiques ou morales.

Ou si votre état est tel qu’il vous faille absolument l’oublier, enfoncez-vous dans une bergère, ouvrez le journal établi dans Bouillon avec encyclopédie, approbation et privilège, et dormez vite une heure ou deux.

Quel charme aurait une production légère au milieu des plus noires vapeurs ? Et que vous importe en effet si Figaro le barbier s’est bien moqué de Bartholo le médecin, en aidant un rival à lui souffler sa maîtresse ? On rit peu de la gaieté d’autrui, quand on a de l’humeur pour son propre compte.

Que vous fait encore si ce barbier espagnol, en arrivant dans Paris, essuya quelques traverses, et si la prohibition de ses exercices a donné trop d’importance aux rêveries de mon bonnet ? On ne s’intéresse guère aux affaires des autres que lorsqu’on est sans inquiétude sur les siennes.

Mais enfin tout va-t-il bien pour vous ? Avez-vous à souhait double estomac, bon cuisinier, maîtresse honnête, et repos imperturbable ? Ah ! parlons, parlons : donnez audience à mon Barbier.

Je sens trop, monsieur, que ce n’est plus le temps où, tenant mon manuscrit en réserve, et semblable à la coquette qui refuse souvent ce qu’elle brûle toujours d’accorder, j’en faisais quelque avare lecture à des gens préférés, qui croyaient devoir payer ma complaisance par un éloge pompeux de mon ouvrage.

Ô jours heureux ! Le lieu, le temps, l’auditoire à ma dévotion, et la magie d’une lecture adroite assurant mon succès, je glissais sur le morceau faible en appuyant sur les bons endroits : puis, recueillant les suffrages du coin de l’œil, avec une orgueilleuse modestie je jouissais d’un triomphe d’autant plus doux que le jeu d’un fripon d’acteur ne m’en dérobait pas les trois quarts pour son compte.

Que reste-t-il, hélas ! de toute cette gibecière ? À l’instant qu’il faudrait des miracles pour vous subjuguer, quand la verge de Moïse y suffirait à peine, je n’ai plus même la ressource du bâton de Jacob ; plus d’escamotage, de tricherie, de coquetterie, d’inflexions de voix, d’illusion théâtrale, rien. C’est ma vertu toute nue que vous allez juger.

Ne trouvez donc pas étrange, monsieur, si, mesurant mon style à ma situation, je ne fais pas comme ces écrivains qui se donnent le ton de vous appeler négligemment : lecteur, ami lecteur, cher lecteur, bénin ou benoist lecteur ou de telle autre dénomination cavalière, je dirais même indécente, par laquelle ces imprudents essayent de se mettre au pair avec leur juge, et qui ne fait bien souvent que leur en attirer l’animadversion. J’ai toujours vu que les airs ne séduisaient personne, et que le ton modeste d’un auteur pouvait seul inspirer un peu d’indulgence à son fier lecteur.

Eh ! quel écrivain en eut jamais plus besoin que moi ? Je voudrais le cacher en vain : j’eus la faiblesse autrefois, monsieur, de vous présenter, en différents temps, deux tristes drames : productions monstrueuses, comme on sait ! car, entre la tragédie et la comédie, on n’ignore plus qu’il n’existe rien ; c’est un point décidé, le maître l’a dit, l’école en retentit, et pour moi j’en suis tellement convaincu, que, si je voulais aujourd’hui mettre au théâtre une mère éplorée, une épouse trahie, une sœur éperdue, un fils déshérité ; pour les présenter décemment au public, je commencerais par leur supposer un beau royaume où ils auraient régné de leur mieux, vers l’un des archipels, ou dans tel autre coin du monde : certain après cela que l’invraisemblance du roman, l’énormité des faits, l’enflure des caractères, le gigantesque des idées et la bouffissure du langage, loin de