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LES DEUX AMIS, ACTE V, SCÈNE V.

monsieur. Cet air contraint vous convient beaucoup moins qu’à celle que vos intentions rendent confuse et malheureuse.

(Elle s’assied. André sort.)



Scène IV


SAINT-ALBAN, PAULINE.
SAINT-ALBAN.

Malheureuse ! à Dieu ne plaise que je voulusse vous obtenir à ce prix !

PAULINE.

Cependant vous abusez de la reconnaissance que je dois à M. de Mélac, pour exiger ma main…

SAINT-ALBAN s’assied.

Faites-moi la grâce de vous souvenir que mon amour n’a pas attendu cet événement pour se déclarer. Vous savez si j’ai souhaité vous devoir à vous-même, et commencer ma recherche par acquérir votre estime…

PAULINE.

Que vous comptez pour assez peu de chose.

SAINT-ALBAN.

Daignez m’apprendre comment je prouverais mieux le cas que j’en fais.

PAULINE.

Le voici, monsieur. Si vous croyez votre honneur engagé de rendre un compte rigoureux à votre compagnie, puis-je estimer un homme qui ne paraît se souvenir de ses devoirs que pour les sacrifier au premier goût qu’il veut satisfaire ? Et, si vous avez feint seulement de croire à cette obligation pour vous en prévaloir ici, que penser de celui qui se joue de l’infortune des autres, et fait dépendre l’honneur d’une famille respectable du caprice de l’amour et des refus d’une jeune fille ?

SAINT-ALBAN, un peu décontenancé.

Je n’ai à rougir d’aucun oubli de mes devoirs. Mais, en supposant que le désir de vous plaire eût été capable de m’égarer… je l’avouerai, mademoiselle, je n’en attendais pas de vous le premier reproche.

PAULINE.

Le premier ! vous l’avez reçu de vous-même, lorsque vous avez mis votre silence à prix.

SAINT-ALBAN, vivement.

Mon silence ! Quelque importance qu’on y attache, il est promis sans conditions ; et c’est sans craindre pour vos amis que vous êtes libre de me percer le cœur, en refusant ma main.

PAULINE, fermement.

Peut-être avez-vous cru que j’avais quelque fortune, ou que mon oncle suppléerait…

SAINT-ALBAN, vivement.

Pardon si j’interromps encore : je me suis déclaré sur ce point. De tous les biens que vous pourriez m’apporter, je ne veux que vous : c’est vous seule que je désire.

PAULINE.

Votre générosité, monsieur, excite la mienne : car il y en a, sans doute, à vous avouer (quand je pourrais le taire) un motif de refus plus humiliant pour moi que le manque de fortune.

SAINT-ALBAN.

Votre père m’a tout dit. (Pauline paraît extrêmement surprise.) Je vous admire, et voici ma réponse. Je suis indépendant : l’amour vous destina ma main, la réflexion en confirme le don, si votre cœur est aussi libre que le mien vous est engagé ; mais, sur ce point seulement, j’ose exiger la plus grande franchise.

PAULINE.

Vous agissez si noblement, que le moindre détour serait un crime envers vous : sachez donc mon secret le plus pénible, {di|[Ils se lèvent, Pauline soupire et baisse les yeux.)}} Toute ma jeunesse passée avec Mélac ; la même éducation reçue ensemble ; une conformité de principes, de talents, de goûts, peut-être d’infortunes…

SAINT-ALBAN, péniblement.

Vous l’aimez ?

PAULINE.

C’est le dernier aveu que vous devait ma reconnaissance.

SAINT-ALBAN.

À quelle épreuve mettez-vous ma vertu ?

PAULINE.

J’ai beaucoup compté sur elle.



Scène V


SAINT-ALBAN, PAULINE, MÉLAC fils paraît dans le fond.
SAINT-ALBAN.

Je vois ce que vous espérez de moi.

PAULINE, avec chaleur.

Je vous dirai tout. Je ne craindrai point de fournir à la vertu des armes contre le malheur. Mélac avait mon cœur et ma parole ; mais lorsque mon père nous a fait entendre à quel prix vous mettiez la grâce du sien, il a sacrifié toutes ses espérances au salut de son père.

SAINT-ALBAN, lentement.

Avant ce jour… savait-il votre sort ?

PAULINE.

Nous l’ignorions également.

SAINT-ALBAN, très-vivement.

Il ne vous aime pas.

PAULINE.

Il mourra de douleur.

SAINT-ALBAN.

À l’instant qu’il apprend le secret de votre naissance, il vous cède ! il affecte une générosité… Mademoiselle, je n’étendrai pas mes réflexions, dans la crainte de vous déplaire ; mais il ne vous aime pas.