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LES DEUX AMIS, ACTE IV, SCÈNE X.

ma bienfaisance : souvenez-vous que je vous ai élevé ; que je vous ai placé chez Aurelly ; que mon estime seule vous a valu sa confiance : voulez-vous la perdre, cette estime ? et le premier devoir de l’honnête homme n’est-il pas de garder le secret confié ?

DABINS.

Eh, monsieur ! quand la discrétion fait plus de maux qu’elle ne peut en prévenir…

MÉLAC PÈRE.

À qui de nous deux appartient le jugement de mes intérêts ?… Mais je m’échauffe, et deux mots vous fermeront la bouche. De quoi s’agit-il en ce commun effroi ? De peser les risques de chacun, et d’écarter le plus pressant ?

DABINS.

Oui. monsieur.

MÉLAC PÈRE.

Si je me préfère à mon ami, quel sera son sort ? La confiance publique dont un négociant est honoré ne souffre pas deux atteintes. Quoi qu’on puisse alléguer, après un défaut de payement, le coup fatal au crédit est porté ; c’est un mal sans remède ; et, pour Aurelly, c’est la mort.

DABINS.

Il y a tout lieu de le craindre.

MÉLAC PÈRE.

Si je me tais, un soupçon tient, il est vrai, mon honneur en souffrance ; mais, à l’aveu d’un service que les grands biens d’Aurelly rendent tout naturel, avec quelque rigueur qu’on me juge, il est même douteux qu’on m’en fasse un reproche. Ayant donc à choisir entre sa perte inévitable et le danger incertain qui me menace, croyez-vous que j’aie pris conseil d’une aveugle amitié, qui pût déshonorer mon jugement ? Non, monsieur : j’ai prononcé, comme un tiers l’aurait fait, en préférant non ce qui me convient, mais ce qui convient aux circonstances ; non ce que je puis, mais ce que je dois. Vous m’avez entendu ?

DABINS.

Monsieur, je me tairai ; mais, pour l’exemple des hommes, il faudrait bien que de pareils traits…

MÉLAC PÈRE.

Laissons la maxime et l’éloge aux oisifs ; faisons notre devoir, le plaisir de l’avoir rempli est le seul prix vraiment digne de l’action. — Que fait mon fils ? j’en suis inquiet. L’avez-vous vu ?

DABINS.

Ah ! c’est pour lui surtout que je vous presse ; il a répandu devant moi des larmes si amères, et m’a quitté avec une impatience, un sentiment si douloureux !… Mais quel danger de vous confier à lui ? Encouragé par votre exemple, il se calmerait, il vous consolerait.

MÉLAC PÈRE.

Me consonler?’ Mon ami, l’expérience de toute ma vie m’a montré que le courage de renfermer ses peines augmente la forre de les repousser ; je me sens déjà plus faible avec vous que dans la solitude. Eh ! quel secours tirerais-je de mon fils ? Je crains moins sa douleur que son enthousiasme ; et, si je suis à peine maître de mon secret, comment contiendrais-je cette âme neuve et passionnée ?…



Scène VIII


MÉLAC père, DABINS ; MÉLAC fils, plongé dans une noire rêverie.
MÉLAC PÈRE.

Le voici ; vous l’avez bien dépeint.

(Ils se retirent au fond du salon.)
DABINS.

Eh ! parlez-lui, monsieur.

MÉLAC PÈRE.

Sauvons-nous d’un attendrissement inutile.



Scène IX


MÉLAC fils, seul.

(Il marche lentement, d’un air absorbé, et s’échauffe par degrés en parlant.)

Ah ! cet odieux Saint-Alban ! je l’ai cherché partout sans le rencontrer… Le déshonneur de mon père est-il déjà public ? On s’éloigne… on me fuit… Je perds en un instant la fortune, l’honneur, toutes mes espérances… et Pauline… Pauline !… Elle m’évite à présent… La générosité est un accès… la chaleur d’un moment… mais la réflexion a bientôt détruit ce premier prestige de la sensibilité.



Scène X


PAULINE, MÉLAC fils.
(Pauline a entendu les dernières phrases de son amant ; elle voit sa douleur, et s’approche avec une vive émotion.)
MÉLAC FILS l’aperçoit, et continue.

Qu’une stérile compassion ne vous ramène pas, mademoiselle. Je sais que je vous ai perdue ; je connais toute l’horreur de mon sort. Laissez-moi seul à ma douleur.

PAULINE.

Cruel !…

MÉLAC FILS.

Vos consolations ne pourraient que l’irriter.

PAULINE.

Comme le malheur vous rend injuste et dur ! La crainte qu’on ne pense mal de vous vous donne mauvaise opinion du cœur de tout le monde. Votre ardente vivacité vous a déjà fait manquer à mon oncle…

MÉLAC FILS, avec feu.

Il insultait mon père. Avec quelle cruauté il lui développait tout ce que notre situation a d’odieux ! S’il n’eût pas été votre oncle…