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LES DEUX AMIS, ACTE IV, SCÈNE I.

AURELLY.

Mettez-vous en sa place… une telle proposition…

PAULINE.

Ah ! comme j’y répondrais !

AURELLY.

Si elle nous refuse ?

PAULINE.

Nous ne l’en aimerons pas moins ; mais n’ayons aucun reproche à nous faire.

AURELLY.

Tu l’exiges ?

PAULINE, vivement.

Mille, mille raisons me font un devoir de la connaître.

AURELLY, d’une voix étouffée.

Ah ! ma Pauline !

PAULINE.

Qu’avez-vous ?

AURELLY.

Ta sensibilité m’ouvre l’âme ; et mon secret…

PAULINE.

Ne regrettez pas de me l’avoir confié !

AURELLY.

Mon secret… s’échappe avec mes larmes.

PAULINE.

Mon oncle !…

AURELLY.

Ton oncle !

PAULINE.

Quels soupçons !

AURELLY.

Tu vas me haïr.

PAULINE.

Parlez.

AURELLY.

Ô précieux enfant !

PAULINE.

Achevez !

AURELLY lui tend les bras.

Tu es cette fille chérie.

PAULINE s’y jette à corps perdu.

Mon père !

AURELLY la soutient.

Ma fille ! ma fille ! la première fois que je me permets ce nom, faut-il le prononcer si douloureusement ?

PAULINE veut se mettre à genoux.

Ah ! mon père !

AURELLY la retient.

Mon enfant… console-moi : dis-moi que tu me pardonnes le malheur de ta naissance ! Combien de fois j’ai gémi de t’avoir fait un sort si cruel !

PAULINE, avec un grand trouble.

N’empoisonnez pas la joie que j’ai d’embrasser un père si digne de mon affection.

AURELLY.

Eh bien ! ma Pauline, ma chère Pauline ! (car ta mère, que j’ai tant aimée, se nommait ainsi) ordonne, exige ! Tu m’as arraché mon secret : mais pouvais-je disposer de ton bien sans ton aveu ?

PAULINE.

C’est le vôtre, mon père. Ah ! s’il m’appartenait !…

AURELLY.

Il est à toi : plus des deux tiers est le fruit de l’économie avec laquelle tu gouvernes cette maison. Prescris-moi seulement la conduite que tu veux que je tienne aujourd’hui.

PAULINE, vivement.

Peut-elle être douteuse ? Mon père, allez, prenez ce bien : offrez ces effets à Saint-Alban : qu’ils servent à le désarmer, à sauver nos amis.

AURELLY.

Que te restera-t-il ?

PAULINE.

Vos bontés.

AURELLY.

Je puis mourir.

PAULINE.

Cruel que vous êtes !

AURELLY la serre contre son sein.

Mon cœur est plein : le tien l’est aussi. Retire-toi. Il faut que je me remette un moment du trouble où cette conversation m’a jeté.

PAULINE, avec un sentiment profond.

Ah ! Mélac !… Que je suis heureuse !…

(Elle sort.)



Scène VI


AURELLY, seul.

Je suis tout ému. Quel prix la reconnaissance de cet enfant met aux soins qu’il s’est donnés pour son éducation !… Allons donc. Il faut le tirer de ce mauvais pas, toute misérable qu’est sa conduite. Ce qu’il ne mérite plus, je me le dois… pour l’honneur d’une amitié de cinquante ans… pour son fils, qui est un bon sujet… Le plus pressé maintenant, c’est de voir le fermier général. {Il soupire.) Non, je ne regrette pas l’argent ; mais c’est qu’au fond du cœur je ne fais plus le moindre cas de cet homme-là.


ACTE QUATRIÈME



Scène I


ANDRÉ, seul.

« Imbécile ! benêt ! Fais par-ci, va-t’en là. Qu’on ferme ma porte pour tout le monde. Laisse entrer M. Saint-Alban. » Mille ordres à la fois ! Comme si on était un sorcier pour retenir tout