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LES DEUX AMIS, ACTE III, SCÈNE V.

mienne. Tu me presses de le servir…, apprends que je l’ai tenté. J’ai offert ma garantie à Saint-Alban.

PAULINE.

Il la refuse ?

AURELLY.

Il m’a montré des ordres si formels !… Il ne peut différer d’envoyer la somme annoncée.

PAULINE, d’un ton insinuant.

N’y a-t-il donc aucun moyen de la faire, cette somme ?

AURELLY.

Cinq cent mille francs ! à la veille du payement ! Crois, mon enfant, que, sans les fonds que Dabins reçoit de Paris en ce moment, j’eusse été moi-même fort embarrassé.

PAULINE.

Vous m’avez dit souvent que vous aviez beaucoup de ces effets que l’on pouvait fondre au besoin.

AURELLY.

Il est vrai qu’il m’en reste à Paris pour cinq cent mille francs, chez mon ami Préfort.

PAULINE.

Chez M. de Préfort… Et ne sont-ils pas bons ?

AURELLY.

Excellents, pareils à ceux dont il me fait passer la valeur aujourd’hui. Mais tout ne m’appartient pas : il y a cent mille écus auxquels je ne puis toucher. C’est un dépôt… sacré.

PAULINE.

Votre fortune est plus que suffisante pour assurer cette somme à son propriétaire.

AURELLY, avec chaleur.

Voulez-vous que je me rende coupable de l’abus de confiance que je reproche à ce malheureux ? La seule chose peut-être sur laquelle il ne puisse y avoir de composition, c’est un dépôt. De l’argent prêté, on l’a reçu pour s’en servir ; mille raisons peuvent en faire excuser le mauvais emploi ; mais un dépôt… Il faut mourir auprès.

PAULINE.

Si l’on parlait à celui de qui vous le tenez ?

AURELLY.

Apprends qu’il n’en a ramassé les fonds que pour acquitter une dette… immense. Il les destine à réparer, s’il peut, des torts !… Mais tu m’accuserais de dureté… Tu veux le voir ? parle-lui, j’y consens ; il est prêt à t’entendre, et cet homme… c’est moi.

PAULINE, avec joie.

Ah ! je respire. Nos amis seront sauvés.

AURELLY.

Avant que d’être généreux, Pauline, il faut être juste.

PAULINE.

Qui oserait vous taxer de ne pas l’être ?

AURELLY.

Toi-même, à qui je vais enfin confier le secret de cet argent. Écoute, et juge-moi… Je fus jeune et sensible autrefois. La fille d’un gentilhomme (peu riche, à la vérité) m’avait permis de l’obtenir de ses parents. Ma demande fut rejetée avec dédain. Dans le désespoir où ce refus nous mit, nous n’écoutâmes que la passion. Un mariage secret nous unit. Mais la famille hautaine, loin de le confirmer, renferma cette malheureuse victime, et l’accabla de tant de mauvais traitements, qu’elle perdit la vie, en la donnant à une fille… que les cruels dérobèrent à tous les yeux.

PAULINE.

Cela est bien inhumain !

AURELLY.

Je la crus morte avec sa mère : je les pleurai longtemps. Enfin j’épousai la nièce du vieux Chardin, celui qui m’a laissé cette maison de commerce. Mais le hasard me fit découvrir que ma fille était vivante. Je me donnai des soins. Je la retirai secrètement ; et, depuis la mort de ma femme, j’ai pris tous les ans, sur ma dépense, une somme propre à lui faire un sort indépendant du bien de mon fils. Voilà quelle est la malheureuse propriétaire de ces cent mille écus : crois-tu, mon enfant, qu’il y ait un dépôt plus sacré ?

PAULINE.

Non ; il n’en est pas.

AURELLY.

Puis-je toucher à cet argent ?

PAULINE.

Vous ne le pouvez pas. Pauvre Mélac ! Mais vous êtes attendri ; je le suis moi-même. Pourquoi donc cette infortunée m’est-elle inconnue ? pourquoi me faites-vous jouir d’un bien-être et d’un état qui lui sont refusés ?

AURELLY.

Tu connais le préjugé. Ma nièce est honorablement chez moi ; ma fille ne pouvait y demeurer sans scandale ; et celui qui a manqué à ses mœurs n’en est pas moins tenu de respecter celles des autres.

PAULINE, avec chaleur.

Je brûle de m’acquitter envers elle de tout ce que je vous dois ; allons la trouver. Faisons-lui part de nos peines. Elle est votre fille : peut-elle n’être pas compatissante et généreuse ?

AURELLY.

Que dis-tu, Pauline ? Tout son bien ! le seul dédommagement de son infortune, tu veux le lui arracher ?

PAULINE.

Nous aurons fait notre devoir envers nos amis.

AURELLY.

Elle se doit la préférence.

PAULINE.

Elle peut nous l’accorder.