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LES DEUX AMIS, ACTE III, SCÈNE V.


Scène III


AURELLY, PAULINE, MELAC fils, MÉLAC père.
PAULINE.

Un instant a détruit le bonheur et la paix de notre maison ! — Ah ! mon oncle !

AURELLY.

Tu me vois entre la conduite du père qui m’indigne, et la présomption du fils qui me menace.

PAULINE.

Lui !… vous, Mélac !

MÉLAC FILS.

Il outrage mon père sans ménagement. J’ai longtemps souffert…

PAULINE, bas.

Imprudent !

MÉLAC FILS.

Pauline !

MÉLAC PÈRE, à son fils.

Sortez ; je vous l’ordonne.

MÉLAC FILS, furieux.

Oui, je sors. (À part.) Mais l’odieux instigateur de tant de cruauté…

PAULINE, avec effroi.

Il va se perdre.

MÉLAC PÈRE saisit le bras de son fils.

Qu’avez-vous dit ?

MÉLAC FILS, hors de lui.

J’ai dit… (Il se retient pour cacher son projet) que je ne vis jamais tant de cruauté.

(Il sort.)



Scène IV


AURELLY, PAULINE, MÉLAC père.
PAULINE, le regardant aller avec effroi.

Ciel ! détournez les malheurs qui nous menacent aujourd’hui !

AURELLY.

Il s’obstine au silence, et je ne puis rien découvrir.

PAULINE, à Mélac père.

Ah ! mon bon ami. pourquoi craignez-vous de déposer votre secret dans le sein de mon oncle ? Il vous aime de si bonne foi !

AURELLY, indigné.

Moi, je l’aime ?

PAULINE, avec ardeur.

Oui, vous l’aimez : ne vous en défendez pas.

AURELLY, douloureusement.

Eh bien ! oui, je l’aime, et c’est ma honte ; mais je ne l’estime plus : voilà mon malheur. Il m’est affreux de renoncer à l’opinion que j’avais de lui. La perte entière de ma fortune m’eût été moins sensible.

MÉLAC PÈRE, attendri.

Aurelly, attends quelques jours avant de juger ton ami. Ta généreuse colère me pénètre de respect. Crois que sans les plus fortes raisons…

AURELLY.

En est-il contre mes instances ? Parle, malheureux ! Coupable ou non, si je puis te servir !…

PAULINE.

Voyez la douleur où vous nous plongez.

MÉLAC PÈRE, pénétré.

Mes chers amis, l’honneur me défend de parler. Je ne suis pas encore coupable : je le deviendrais, si je restais ici plus longtemps. La moindre indiscrétion… Ce moment difficile ne peut-il être justifié par ma constante amitié pour vous ? Croyez que, pour se plaire avec d’aussi honnêtes gens, il faut l’être soi-même.

(Il sort.)



Scène V


AURELLY, PAULINE.
PAULINE.

Je sens qu’il dit vrai.

AURELLY, encore échauffé.

Quel argument ! Et les fripons aussi se plaisent avec les honnêtes gens, car ils trouvent leur compte dans la bonne foi de ceux-ci. (Plus doux.) Cependant, il faut l’avouer, il m’a remué jusqu’au fond de l’âme.

PAULINE.

Non, il n’est pas coupable. — Il aura rendu quelque grand service, dont tout le mérite, à ses yeux, est peut-être de rester ignoré.

AURELLY.

Mais manquer de fidélité !…

PAULINE.

Avec un homme du caractère de M. de Mélac, je suis tentée de respecter tout ce que je ne puis comprendre.

AURELLY.

Quelque usage qu’il ait fait de ces fonds, il est inexcusable… Et partir !

PAULINE.

Une voix intérieure me dit que ce crime apparent est peut-être, en lui, le dernier effort d’une vertu sublime. (D’un ton moins assuré.). Et son malheureux fils, mon oncle, ne vous fait-il pas compassion ? À quelle extrémité l’amour de son père vient de le porter contre vous, qu’il chérit si parfaitement !

AURELLY.

Il est vif, mais son cœur est honnête. Eh ! ma Pauline, ce que je regrette le plus est de n’avoir pu fonder sur lui le bonheur de mes vieux jours.

PAULINE, à part.

Qu’entends-je ? (Haut.) Ah ! monsieur, n’abandonnez pas votre ami : soyez sûr qu'il justifiera ce que vous aurez fait pour lui.

AURELLY.

Ta faiblesse diminue la honte que j’avais de la