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LES DEUX AMIS, ACTE III, SCÈNE II.

corps, dégoûtés du présent, effrayés sur l’avenir, que reste-t-il à l’homme ? L’unique plaisir d’être content du passé. (D’un ton plus ferme.) J’ai fait ce que j’ai dû ; je vous défends de me presser davantage.

MÉLAC FILS.

Les suites de cette journée me font mourir de frayeur.

MÉLAC PÈRE.

Saint-Alban est généreux, il ne se déterminera pas légèrement à perdre un homme dont il a pensé du bien jusqu’à ce jour.

MÉLAC FILS.

Ah ! mon père, si c’est là l’espoir qui soutient votre courage, le mien m’abandonne entièrement. Saint-Alban est notre ennemi.

MÉLAC PÈRE.

Ne faisons point injure, mon fils, à celui qui n’écoute que la voix de son devoir.

MÉLAC FILS.

Il aime Pauline. Il n’est revenu que pour elle : il me croit son rival. Jugez s’il nous hait, et si la jalousie ne lui fera pas pousser les choses…

MÉLAC PÈRE.

Elle pourrait l’indisposer ; mais quelle apparence que Saint-Alban…

MÉLAC FILS.

En me confiant ce secret, Pauline ne m’a pas caché combien elle s’alarme pour vous.

MÉLAC PÈRE.

D’où naîtrait sa jalousie ? — Nuire à ses desseins ! nous ! Y a-t-il un seul instant de notre vie où nous ne missions pas tous nos soins à faire entrer Aurelly dans des vues aussi avantageuses pour sa nièce, s’il avait la folie de s’y refuser ? Courez donc le tirer d’erreur, mon fils. — Mais non : il convient que ce soit moi-même ; et ce soir…

(Il fait un mouvement pour sortir.)
MÉLAC FILS, se mettant devant lui.

Ah ! mon père, arrêtez… Elle m’aime, elle vient de me l’avouer. N’aurai-je donc reçu sa foi que pour la trahir à l’instant ?

MÉLAC PÈRE, surpris.

Reçu sa foi !

MÉLAC FILS.

Le premier usage que je ferais des droits qu’elle m’a donnés serait de les transmettre à mon ennemi !

MÉLAC PÈRE, s’échauffant.

Des droits ? Quel discours ! quel délire !

MÉLAC FILS.

La céder à Saint-Alban me couvrirait de honte inutilement.

MÉLAC PÈRE.

Mon fils…

MÉLAC FILS.

Pauline outragée me mépriserait sans ratifier cet indigne traité.

MÉLAC PÈRE, en colère.

Quoi donc, monsieur ! Me croyez-vous déjà si méprisable ? Mon infortune a-t-elle éteint en vous le respect ? Vous ne m’écoutez plus…

MÉLAC FILS.

Ah ! mon père !… Ah ! Pauline !

MÉLAC PÈRE.

Vous seriez-vous flatté qu’elle se donnerait à vous malgré son oncle ? vous la connaissez mal. Aurelly n’a jamais eu de vues sur vous : j’en suis certain. Quels sont donc vos projets ?

MÉLAC FILS.

Je suis au désespoir.



Scène II


AURELLY, MÉLAC père, MÉLAC fils.
AURELLY se met dans un fauteuil en s’essuyant le visage, et dit :

Me voilà revenu.

MÉLAC FILS, tremblant.

Vous quittez Saint-Alban, monsieur ; n’avez-vous rien gagné sur cet homme impitoyable ?

AURELLY, brusquement.

Saint-Alban n’est point dur : c’est un homme juste. Chargé, par sa compagnie, d’ordres pressants, il trouve un vide immense dans la caisse où il venait puiser des ressources : il m’a objecté mes, je suis resté muet. Il allait faire saisir les papiers de monsieur…

MÉLAC FILS, effrayé.

Saisir les papiers !

AURELLY.

À peine ai-je obtenu de lui le temps de venir prendre quelque éclaircissement sur une aventure aussi incroyable.

MÉLAC PÈRE.

Il m’est affreux de vous affliger ; mais je n’en puis donner aucun, mon ami.

AURELLY.

Je rougirais toute ma vie d’avoir été le vôtre, si vous étiez coupable d’une si basse infidélité.

MÉLAC PÈRE.

Rougissez donc… car je le suis.

AURELLY, s’échauffant.

Vous l’êtes !

MÉLAC FILS.

Cela ne se peut pas.

AURELLY, d’un ton plus doux.

Avez-vous eu l’imprudence d’obliger quelqu’un avec ces fonds ? Parlez. — Au moins vous avez une reconnaissance, un titre, une excuse qui permette à vos amis de s’employer pour vous.

MÉLAC PÈRE, vivement.

Je n’ai pas dit qui j’eusse prêté l’argent.

AURELLY.

Vous l’aviez lundi.