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LES DEUX AMIS, ACTE II, SCÈNE IV.

MÉLAC FILS.

Ils n’auraient plus besoin de vous trouver si belle, pour vous aimer éperdument. Revenons…

PAULINE.

Dans un homme comme Saint-Alban, ces propos que vous redoutez ne sont que des galanteries d’usage et sans conséquence ; de la part des autres, c’est pure étourderie ; de la vôtre…

MÉLAC FILS.

De la mienne ?

PAULINE, gaiement.

De la vôtre… Mais je voudrais bien savoir pourquoi vous vous donnez les airs de m’interroger ? Il faut avoir de grands titres pour user de pareils privilèges.

MÉLAC FILS.

Ah ! Pauline ! il arrive, et vous plaisantez !

PAULINE, sérieusement.

Brisons là, je vous prie. Peut-être auriez-vous à vous plaindre de moi, si quelque autre avait lieu de s’en louer.

MÉLAC FILS, avec feu.

Ce Saint-Alban me fait trembler ; ôtez-moi cette inquiétude.

PAULINE.

Que vous êtes importun !

MÉLAC FILS.

Défendez-moi seulement d’en avoir.

PAULINE.

Oh ! quand il veut une chose ! (Étourdiment.) Si je vous le défends, m’obéirez-vous ?

MÉLAC FILS, lui baisant les mains avec transport.

Ma chère Pauline !

PAULINE, s’échappant.

Toujours le même ! on ne peut dire un mot sans être forcé de quereller ou de vous fuir.

(Elle sort.)



Scène II


MELAC fils, seul, avec joie.

« M’obéirez-vous ! » … A-t-elle mis dans ce peu de mots tout le sentiment que j’y aperçois ? « M’obéirez-vous ! » Mais pourquoi cet heureux présage est-il troublé par l’arrivée du fermier général ?



Scène III


MÉLAC père, en habit de campagne, entre en rêvant, un crayon et du papier à la main ; MÉLAC fils.


MÉLAC FILS, avec surprise.

Ah ! mon père, vous avez changé d’habit ?

MÉLAC PÈRE, sans regarder, d’un ton sombre.

Voyez si ma chaise est prête.

MÉLAC FILS.

Vous partez, mon père ?

MÉLAC PÈRE, du même ton.

Oui.

MÉLAC FILS.

Vous ne prenez pas votre carrosse ?

MÉLAC PÈRE.

Non.

MÉLAC FILS.

Vous n’allez donc pas à… ?

MÉLAC PÈRE.

Je vais à Paris.

MÉLAC FILS, inquiet.

Un voyage aussi subit…

MÉLAC PÈRE.

Il ne sera pas long.

MÉLAC FILS.

N’annoncerait-il aucun accident ?

MÉLAC PÈRE.

Affaires de compagnie.

MÉLAC FILS.

Ah !… Mais savez-vous qui l’on attend ici aujourd’hui ?

MÉLAC PÈRE.

Qui que ce soit. Qu’on m’avertisse quand les chevaux seront venus.

MÉLAC FILS.

C’est que cela pourrait déranger…

MÉLAC PÈRE.

Rien, rien. Quelle heure est-il ?

MÉLAC FILS.

Il n’est pas midi.

MÉLAC PÈRE.

Avant deux heures je suis en route.

MÉLAC FILS.

Vous ne me donnez aucun ordre, mon père ?

MÉLAC PÈRE.

Laissez-moi seul un moment ; je ne puis vous écouter en celui-ci.

MÉLAC FILS, en sortant.

En poste… à Paris… Si promptement !… Un air glacé !… Je ne comprends pas, moi…

(Il se retire lentement, en examinant son père.)



Scène IV


MÉLAC père, se promenant.

Entre une action criminelle et un acte de vertu, l’on n’est pas incertain… Mais avoir à choisir entre deux devoirs qui se contrarient et s’excluent… Si je laisse périr mon ami, pouvant le sauver, mon ingratitude… son malheur… mes reproches… sa douleur… la mienne… Je sens tout cela… Mon cœur se déchire. Si je dispose un moment, en sa faveur, des fonds qu’on me laisse… Après tout, ils ne courent aucun risque. (Il soupire.) Scrupules ! prudence ! je vous entends : vous m’éloignez du malheureux qui souffre, mais la compassion qui m’en rapproche est si puissante !… Voudrais-je être plus heureux, à condition de devenir dur, inhumain, ingrat ?… — C’en est fait ! où la raison est insuffisante, le sentiment doit triompher : s’il