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LES DEUX AMIS, ACTE I, SCÈNE XI.

MÉLAC PÈRE.

Où est votre courrier ?

DABINS.

Je l’ai fait cacher.

MÉLAC PÈRE.

Monsieur Dabins, allez m’attendre dans mon cabinet. Ne voyez personne, enfermez-vous, enfermez-vous soigneusement. Je vous rejoins, j’ai besoin de me recueillir…

DABINS.

Sur la manière de lui annoncer…

MÉLAC PÈRE.

C’est lui. Partez, sans dire un mot.



Scène X


MÉLAC père, DABINS, AURELLY.
AURELLY.

Bonjour, Mélac. Ah ! te voilà, Dabins ? J’ai trouvé l’agent de change qui te cherche ; il emporte mes deux effets sur Pétersbourg. Eh bien ! nos fonds de Paris ?

(Il ôte son épée, qu’il pose sur une chaise.)
MÉLAC PÈRE, vivement.

C’est ce dont il me parlait, en me demandant si je n’avais pas quelques papiers à échanger pour simplifier son opération.

AURELLY.

Comme tu es rouge, Mélac !

MÉLAC PÈRE.

Ce n’est rien.

AURELLY, à Dabins qui sort.

Monsieur Dabins, le bordereau de tous mes payements en état pour ce soir.

(Dabins sort.)



Scène XI


MÉLAC père, AURELLY.
AURELLY, gaiement.

Je l’ai bien désiré tout à l’heure à l’intendance ; tu m’aurais vu batailler…

MÉLAC PÈRE.

Contre qui ?

AURELLY.

Ce nouveau noble, si plein de sa dignité, si gros d’argent et si bouffi d’orgueil, qu’il croit toujours se commettre lorsqu’il salue un roturier.

MÉLAC PÈRE, distrait.

Moins il y a de distance entre les hommes, plus ils sont pointilleux pour la faire remarquer.

AURELLY.

Celui-ci, qui, jusqu’à l’époque de mes lettres de noblesse, ne m’avait jamais regardé, s’avise de me complimenter aujourd’hui d’un ton supérieur : « Je me flatte (m’a-t-il dit) que vous quittez enfin le commerce avec la roture. »

MÉLAC PÈRE, à part.

Ah ! dieux !

AURELLY.

Quoi ?

MÉLAC PÈRE, s’efforçant de rire.

Je crois l’entendre.

AURELLY.

Au contraire, monsieur, ai-je répondu ; je ne puis mieux reconnaître le nouveau bien que je lui dois, qu’en continuant à l’exercer avec honneur.

MÉLAC PÈRE, embarrassé.

Ah ! mon ami, le commerce expose à de si terribles revers !

AURELLY.

Tu m’y fais songer : l’agent de change ne s’explique pas : mais, à son air, je gagerais que le payement ne se passera pas sans quelque banqueroute considérable.

MÉLAC PÈRE.

Je ne vois jamais ce temps de crise sans éprouver un serrement de cœur sur le sort de ceux à qui il peut être fatal.

AURELLY.

Et moi, je dis que la pitié qu’on a pour les fripons n’est qu’une misérable faiblesse, un vol qu’on fait aux honnêtes gens. La race des bons est-elle éteinte ? Pour…

MÉLAC PÈRE.

Je ne parle point des fripons.

AURELLY, avec chaleur.

Les malhonnêtes gens reconnus sont moins à craindre que ceux-ci : l’on s’en méfie ; leur réputation garantit au moins de leur mauvaise foi.

MÉLAC PÈRE.

Fort bien : mais…

AURELLY.

Mais un méchant qui travailla vingt ans à passer pour un honnête homme porte un coup mortel à la confiance, quand son fantôme d’honneur disparaît : l’exemple de sa fausse probité fait qu’on ose plus se fier à la véritable.

MÉLAC PÈRE, douloureusement.

Mon cher Aurelly, n’y a-t-il donc point de faillites excusables ? Il ne faut qu’une mort, un retard de fonds, il ne faut qu’une banqueroute frauduleuse un peu considérable, pour en entraîner une foule de malheureuses.

AURELLY.

Malheureuse ou non, la sûreté du commerce ne permet pas d’admettre ces subtiles différences : et les faillites qui sont exemptes de mauvaise foi ne le sont presque jamais de témérité.

MÉLAC PÈRE.

Mais c’est outrer les choses que de confondre ainsi…

AURELLY.

Je voudrais qu’il y eût là-dessus des lois si sévères qu’elles forçassent enfin tous les hommes d’être justes.