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EUGÉNIE, ACTE V, SCÈNE IX.


votre fils à son tour ? Nos parents, aussi fiers que les siens, laisseront-ils cette mort impunie ? Quel est donc le terme où le carnage devra s’arrêter ? Est-ce quand le sang des deux maisons sera tout à fait épuisé ?

le baron, avec colère.

Imprudente ! Un cœur aussi crédule, avec autant de moyens de te garantir ! (Betsy sort par le vestibule.)



Scène V


EUGÉNIE, madame MURER, le BARON, sir CHARLES, sans épée.
le baron, apercevant sir Charles.

Mon fils !

madame murer.

Sitôt de retour !

le baron.

Sommes-nous vengés ?

sir charles, d’un air consterné.

Ô mon père ! vous voyez un malheureux… À deux pas d’ici j’ai trouvé le comte, il a voulu me parler ; sans l’écouter, je l’ai forcé de se défendre ; mais lorsque je le chargeais le plus vigoureusement… ô rage !… mon épée rompue…

le baron.

Eh bien, mon fils ?…

sir charles.

Vous n’avez plus d’armes, m’a dit froidement le comte ; je ne regarde point cette affaire comme terminée ; j’approuve votre ressentiment ; je connais, comme vous, les lois de l’honneur ; nous nous verrons dans peu… Il est parti…

madame murer.

Pour aller terminer son mariage : voilà ce que j’avais prévu.

sir charles, d’un ton désespéré.

Je suis prêt à m’arracher la vie. Ma sœur ! ma chère Eugénie ! je t’avais promis un défenseur, le sort a trompé mon attente.

eugénie, assise, d’un ton mourant.

Le ciel a eu pitié de mes larmes ; il n’a pas permis qu’un autre fût entraîné dans ma ruine… Ô mon père !… ô mon frère !… seriez-vous plus inflexibles que lui ? La douleur qui me tue va laver la tache que j’ai imprimée sur toute ma famille. (Ici sa voix baisse par degrés.) Mais ce sacrifice lui suffit ; j’étais seule coupable, et le juste ciel veut que j’expie ma faute par le déshonneur, le désespoir et la mort.

(Elle tombe épuisée ; madame Murer la reçoit dans ses bras.)



Scène VI


le BARON, sir CHARLES, madame MURER, EUGÉNIE, les yeux fermés, renversée sur le fauteuil ; BETSY.
betsy, accourant.

On frappe à coups redoublés.

madame murer.

À l’heure qu’il est !… si malin… Courez. Qu’on n’ouvre pas.

(Betsy sort.)



Scène VII


madame MURER, le BARON, sir CHARLES, EUGÉNIE.
le baron.

Pourquoi ?

madame murer.

Il y a tout à craindre… un homme aussi méchant… son oncle…

le baron.

Que peut-on nous faire ?

madame murer.

Après ce qui s’est passé cette nuit, mon frère… un ordre supérieur… votre fils… que sait-on ?…

sir charles.

Il n’est pas capable de cette lâcheté.

madame murer.

Il est capable de tout.



Scène VIII


les mêmes acteurs ; BETSY, accourant.
betsy, tout essoufflée.

C’est le comte de Clarendon.

sir charles, madame murer, ensemble.

Clarendon !

le baron.

Je le voudrais.

betsy.

Je l’ai vu dans la cour… le même habit. Il me suit.



Scène IX


les mêmes, le comte de CLARENDON entre précipitamment, sans épée.
le baron, avec horreur.

C’est lui.

madame murer.

Il veut la voir mourir.

le baron.

Il mourra avant elle. (Il avance vers lui, et met l’épée à la main.) Défends-toi, perfide.

sir charles, se jetant au-devant de lui.

Mon père, il est sans armes.

le comte.

j’ai cru que le repentir était la seule qui convînt au coupable. (Il court se mettre aux genoux d’Eugénie) Eugénie, tu triomphes. Je ne suis plus cet insensé qui s’avilissait en te trompant ; je te jure un amour, un respect éternels. (Se levant avec effroi.) Ô ciel ! l’horreur et la mort m’environnent ! que s’est-il donc passé ?