Après ce que vous venez de me dire, après tout ce que j’ai appris… l’outrage et l’horreur sont à leur comble. Ma fureur ne connaît plus de bornes. Le sort en est jeté : il va périr.
Scène II
Qu’ai-je entendu ? Mon frère…
Chère et malheureuse Eugénie ! si je n’ai pu prévenir le crime, au moins j’aurai la triste satisfaction de le punir.
Arrêtez… Quel fruit attendez-vous…
Ma sœur, quand on n’a plus le choix des moyens, il faut se faire une vertu de la nécessité.
Vous parlez de vertu ! et vous allez égorger votre semblable !
Mon semblable ! un monstre !
Il vous a sauvé la vie.
Je ne lui dois plus rien.
Grand Dieu ! sauvez-moi de mon désespoir… Mon frère… au nom de la tendresse, et surtout au nom du malheur qui m’accable… Serai-je moins infortunée, moins perdue, quand le nom d’un parjure… quand son souvenir sera effacé sur la terre ?… (Plus fort.) Et si votre présomption se trouvait punie par le fer de votre ennemi ? quel coup affreux pour un père ? Vous, l’appui de sa vieillesse, vous allez mettre au hasard cette vie dont il a tant besoin… (d’une voix brisée) pour une malheureuse fille que tous vos efforts ne peuvent plus sauver. Je vais mourir.
Tu vivras… pour jouir de ta vengeance.
Non, je n’en suis pas digne. En faut-il des preuves ? Ah ! je me méprise trop pour les dissimuler. Tout perfide qu’il est, mon cœur se révolte encore pour lui : je sens que je l’aime malgré moi. Je sens que, si j’ai le courage de le mépriser vivant, rien ne pourra m’empêcher de le pleurer mort. Je détesterai votre victoire ; vous me deviendrez odieux ; mes reproches insensés vous poursuivront partout : je vous accuserai de l’avoir enlevé au repentir.
L’honneur outragé s’indigne de tes discours, et méprise tes larmes. Adieu, je vole à mon devoir.
Ah ! barbare ! arrêtez… Quelle horrible marque d’attachement allez-vous m’offrir ?
Scène III
Le spectacle de son épée sanglante, arrachée du sein de mon époux… {D’un ton étouffé.) Mon époux ! Quel nom j’ai prononcé ! Mes yeux se troublent… les sanglots me suffoquent…
Modérez l’excès de votre affliction.
Non, l’on ne connaîtra jamais la moitié de mes tourments. L’insensé qu’il est ! s’il savait quel cœur il a déchiré !
Consolez-vous, ma chère fille : l’horrible histoire sera ensevelie dans un profond secret. Espérez, mon enfant.
Non, je n’espérerai plus : je suis lasse de courir au-devant du malheur. Eh ! plût à Dieu que je fusse entrée dans la tombe, le jour qu’au mépris du respect de mon père je me rendis à vos instances ! Votre cruelle tendresse a creusé l’abîme où l’on m’a entraînée.
Quoi !… vous aussi, miss !…
Je m’égare… Ah ! pardon, madame : oubliez une malheureuse… (D’une voix ténébreuse.) Où donc est sir Charles ?… Il ne m’a pas entendue… Le sang va couler… Mon frère ou son ennemi percé de coups…
Scène IV
Mon père, vous l’avez laissé sortir !
Crois-tu mon cœur moins déchiré que le tien ? N’augmente pas mes peines, lorsque le courage de ton frère va tout réparer, (à part) ou nous rendre doublement à plaindre.
Pouvez-vous l’espérer, mon père ? La vengeance de sa famille ne vivra-t-elle pas pour faire tomber