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EUGÉNIE, ACTE IV, SCÈNE VII.


Scène VI


le COMTE, sir CHARLES.
Le comte est en frac, le chapeau sur la tête et l’épée au fourreau dans une main ; de l’autre, il conduit sir Charles, qui a son épée nue sous le bras. Le salon est obscur.
le comte.

Vous êtes ici en sûreté, monsieur ; cette maison est à moi, quoique j’aie usé de mystère en y entrant… N’êtes-vous pas blessé ?

sir charles.

Je n’ai qu’un coup à mon habit ; mais apprenez-moi, de grâce, monsieur, à qui j’ai l’obligation de la vie. Sans votre heureuse rencontre, sans votre généreux courage, j’aurais infailliblement succombé : ces quatre coquins en voulaient à mes jours.

le comte.

Ce service n’est rien, vous eussiez sûrement fait la même chose en pareil cas. On m’appelle le comte de Clarendon.

sir charles, vivement.

Quoi, c’est le comte de Clarendon !… J’étais destiné à vous tout devoir, milord, et à tenir de vous l’honneur et la vie.

le comte.

Comment serais-je assez heureux…

sir charles.

Je vous suis adressé de Dublin.

le comte.

Vous êtes le chevalier Campley, pour qui ma sœur et ma cousine m’ont écrit d’Irlande des lettres si pressantes, et que j’ai trouvé sur la liste des visites à ma porte ?

sir charles.

C’est moi-même. Depuis cinq jours je m’y suis présenté tous les soirs ; aujourd’hui vous veniez de sortir à pied ; l’on m’a indiqué votre route, j’ai couru, et j’étais prêt à vous rejoindre lorsqu’ils m’ont attaqué : c’est la deuxième fois depuis mon arrivée ; mais ce soir, sans vous, milord…

le comte.

Je suis enchanté de cette rencontre : le bien que ces dames m’écrivent de vous…

sir charles.

Je me suis annoncé sous le nom de Campley, quoique ce ne soit pas le mien.

le comte.

Ma sœur me mande qu’une affaire d’honneur vous force à le déguiser ici.

sir charles.

Contre mon colonel. Il me poursuit ; mais vous jugez, à ce qui m’arrive, quel homme est cet adversaire.

le comte.

Cela est horrible ! nous en parlerons demain. Vous ne me quitterez pas de la nuit, crainte d’accident : je vous ferai donner un lit chez moi. J’éprouve cependant un singulier embarras à votre sujet.

sir charles.

Ordonnez de moi, je vous prie.

le comte.

La circonstance m’oblige à vous faire un aveu. Je suis attendu dans cette maison pour une explication secrète : j’y venais à pied, lorsque j’ai eu le bonheur de vous être utile.

sir charles, souriant.

Ne perdez pas avec moi un temps précieux.

le comte.

Non : ce n’est pas ce que vous pensez sûrement. Mais vous savez que les mariages d’intérêt rompent souvent des liaisons agréables : c’est précisément mon histoire. Une fille charmante qui s’est donnée à moi, et que j’aime à la folie, loge ici depuis quelques jours avec sa famille ; elle a eu vent de mon mariage, on m’a écrit ce soir : je viens… assez embarrassé, je l’avoue.

sir charles.

C’est une grisette, sans doute ?

le comte.

Ah ! rien moins ! Voilà ce qui m’afflige et qui m’embarrasse. J’ai même un soupçon que ceci pourra bien avoir un jour des suites… Il y a un frère… Mais je crois entendre le signal convenu. Souffrez que je vous laisse un moment au jardin : vous voyez jusqu’où va déjà ma confiance en votre amitié.

(Le comte le mène au jardin, revient, et ferme la porte après lui.)



Scène VII


madame MURER, EUGÉNIE ; le COMTE a posé son épée sur le fauteuil le plus près de la porte ; BETSY tient une lumière, elle rallume les bougies sur la table, et se retire ensuite.
madame murer, attirant Eugénie à elle.

C’est trop résister, Eugénie ; je le veux absolument.

le comte, d’un air empressé.

J’arrive l’effroi dans l’âme. Un billet que j’ai reçu ce soir m’a glacé le sang ; et les deux heures qui ont précédé ce moment ont été les plus cruelles de ma vie.

madame murer, fièrement.

Ce n’est pas votre exactitude qu’il faut défendre.

le comte.

Quel sombre accueil ! À quoi dois-je l’attribuer ?

madame murer, indignée.

Descendez dans votre cœur.

le comte.

Que dites-vous ? Ces vains bruits d’un mariage auraient-ils opéré…

eugénie, vivement, à elle-même.

Affreuse dissimulation !