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malheur enfin le trompèrent : il glissa le long du harnais. Deux cris partirent ensemble, de dessus la charrette et de dessous. La roue lui avait passé sur les jambes. Quand Félicité Gauvrit put courir à lui, elle le vit qui essayait de se relever et qui ne pouvait pas. Huit mois durant, Mathurin Lumineau hurla de douleur. Puis la plainte s’éteignit ; la souffrance devint lente : mais la mort s’était mise dans ses pieds, puis dans ses genoux, et elle ne le quittait pas… À présent, il tire la moitié de son corps derrière lui ; il rampe sur ses genoux et sur ses poignets devenus énormes. Il peut encore conduire une yole à la perche, sur les canaux du Marais, mais la marche l’épuise vite. Dans un chariot de bois, comme en ont les enfants des fermes pour jouer, son père ou son frère l’emmène aux champs éloignés où la charrue les précède. Et il assiste, inutile, au travail pour lequel il était né, qu’il aime encore, désespérément, « Pauvre grand Lumineau, le plus beau fils de chez nous ! » Toute gaieté a disparu. L’âme s’est transformée comme le corps. Elle s’est fermée. Il est dur, il est soupçonneux, il est méchant. Ses frères et ses sœurs cachent leurs moindres démarches à cet homme pour qui le bonheur des autres est un défi à son mal ; ils redoutent son habileté à