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Vingt voix de jeunes gars, et autant de voix de femmes reprirent en chœur :


Les canes, canes, les canetons,
Les canes de mon père, dans les marais s’en vont !


Et la ronde tourna dans les deux chambres. À ce moment, Félicité Gauvrit, qui avait refusé de prendre place dans la chaîne des danseurs, s’approcha de la table où était Mathurin, et celui-ci, aussitôt, jeta les cartes à un de ses voisins, et se leva entre ses béquilles.

— Restez, Mathurin, dit-elle. Ne vous gênez pas pour moi : je viens les voir danser.

Mais elle avançait une chaise, dans le coin de la pièce, et aidait Mathurin à s’y asseoir, et elle-même s’asseyait près de lui. Ils étaient dans la demi-ombre que projetait l’armoire. L’infirme ne regardait point Félicité Gauvrit, et elle ne le regardait pas davantage. Ils se trouvaient côte à côte, devant l’armoire de cerisier, et leurs yeux semblaient s’intéresser à ces danseurs qui passaient et repassaient dans la chambre. Mais, ce qu’ils voyaient, c’était tout autre chose : l’un le passé, les rendez-vous d’amour, les serments échangés, le retour de Challans dans la charrette, l’affreuse souffrance prolongée pendant des années, l’abandon, qui prenait fin en cette minute même ; l’autre apercevait l’avenir possible et peut-être prochain, les salles de la Fromentière où elle commanderait, le banc d’église où elle trônerait le dimanche, les saluts qu’elle recevrait des filles les plus fières du pays, et le mari qu’elle aurait, ce cadet des Lumineau, André, qui menait là-bas la ronde avec une enfant de quinze ans, celle qui chantait les couplets.

Mathurin parlait à voix basse, par petits mots que l’émotion coupait de silences ; et il était pâle, et il avait peur que cette minute de bonheur ne fût déjà finie. La fille de la Seulière, les mains à plat sur son tablier, grave, réservée, répondait sans se hâter, des phrases que personne n’entendait. Bien des yeux se tournaient vers le couple étrange que formaient les fiancés d’autrefois. La ronde tournait. Le refrain faisait sonner les murs.