avait déplacé. Puis, tenant serrées ses béquilles, s’appuyant le plus qu’il pouvait sur ses jambes, Mathurin Lumineau regarda droit en face de lui, et s’avança sur les groupes d’hommes qui s’ouvrirent silencieusement. Personne n’osait l’aborder. On avait perdu l’habitude de le voir. On ne savait pas ce qu’il allait faire. Mais toute l’attention s’était concentrée sur lui, et nul ne remarqua le métayer, André, Marie-Rose, qui sortaient derrière lui et cherchaient à le rejoindre.
L’infirme atteignit bientôt l’endroit où les jeunes filles étaient rassemblées. Elles s’écartèrent comme les hommes, plus rapidement même, parce qu’elles avaient compris ce qu’il voulait. Un chemin se fit parmi elles, et s’allongea jusqu’aux maisons.
Alors, au fond de cette avenue vivante, bordée de robes noires et de coiffes blanches, on vit, contre le mur des Michelonne, toute seule, debout, Félicité Gauvrit. Elle était le but. Elle le savait. Elle avait prévu son triomphe. Dès qu’elle avait aperçu Mathurin dans le banc des Lumineau, elle s’était dit : « Il vient pour moi. Je me cacherai au fond de la place, et il me poursuivra. » Car elle était fière de montrer qu’on l’aimait encore, cette grande et superbe fille que personne ne voulait épouser.
Les femmes qui causaient avec elle s’étaient prudemment éloignées. La Maraîchine restait seule, sous la fenêtre des Michelonne. Droite, habillée d’étoffes raides et lourdes comme une poupée de musée, ses bandeaux bruns luisants sous la coiffe très petite, le teint d’une blancheur insolente, le cou dégagé, les bras tombant le long de son tablier de moire, elle regardait venir à elle, entre deux haies de curieux, son fiancé de jadis. Tant de visages haussés ou penchés vers elle ne l’intimidaient pas. Peut-être reconnaissait-elle, sur le dos de Mathurin, la même veste qu’il portait le soir du malheur ; à son cou la même cravate qu’il avait tirée de l’armoire. Elle demeurait calme et hardie. Elle souriait même un peu. Lui, il arrivait, suspendu entre ses béquilles, les yeux fixés, non pas sur sa route, mais sur Félicité Gauvrit. Ce qu’il voulait, le pauvre gars, c’était la revoir et c’était aussi lui faire entendre que la santé renaissait en lui, qu’une espérance se levait sur sa misère, et que le cœur