grande guerre. Et, bien qu’il ne parlât jamais de ces aventures anciennes, à cause des temps qui avaient changé, ni les nobles ni les paysans n’ignoraient que l’aïeul, un géant surnommé Brin-d’Amour, avait conduit jadis dans sa yole, à travers les marais de Vendée, les généraux de l’insurrection, et fait des coups d’éclat, et reçu un sabre d’honneur, qu’à présent la rouille rongeait, derrière une armoire de la ferme. Sa famille était une des plus profondément enracinées dans le pays. Il cousinait avec trente fermes, répandues dans le territoire qui s’étend de Saint-Gilles à l’île de Bouin et qui forme le Marais. Ni lui, ni personne n’aurait pu dire à quelle époque ses pères avaient commencé à cultiver les champs de la Fromentière. On était là sur parole, depuis des siècles, marquis d’un côté, Lumineau de l’autre, liés par l’habitude, comprenant la campagne et l’aimant de la même façon, buvant ensemble le vin du terroir quand on se rencontrait, n’ayant ni les uns ni les autres, la pensée qu’on pût quitter les deux maisons voisines, le château et la ferme, qui portaient le même nom. Et certes, l’étonnement avait été grand, lorsque le dernier marquis, M. Henri, un homme de quarante ans, plus chasseur, plus buveur, plus rustre qu’aucun de ses ancêtres, avait dit à Toussaint Lumineau, voilà huit ans, un matin de Noël qu’il tombait du grésil : « Mon Toussaint, je m’en vas habiter Paris, ma femme ne peut pas s’habituer ici. C’est trop triste pour elle, et trop froid. Mais ne te mets en peine ; sois tranquille : je reviendrai. » Il n’était plus revenu qu’à de rares occasions, pour une journée ou deux. Mais il n’avait pas oublié le passé, n’est-ce pas ? Il était demeuré le maître bourru et serviable qu’on avait connu, et le garde mentait, en parlant de renvoi.
Non, plus Toussaint Lumineau réfléchissait, moins il croyait qu’un maître si riche, si volontiers prodigue, si bon homme au fond, eût pu écrire des mots pareils. Seulement, il faudrait payer. Eh bien, on payerait ! Le métayer n’avait pas deux cents francs d’argent comptant dans le coffre de noyer, près de son lit ; mais les enfants étaient riches de plus de deux mille francs chacun, qu’ils avaient hérités de leur mère, la Luminette, morte voilà trois ans. Il demanderait donc à François, le fils cadet, de lui prêter