la suivre, l’œil aux aguets, le cœur battant. Elle cherchait des traces de pas sur le sable, elle essayait de voir dans l’épaisseur des fourrés. Était-ce le père, là-bas, cette forme sombre, le long des gaulis ? Non, ce n’était qu’un pieu de clôture vêtu de ronces. Partout des épines, des racines, des branches mortes, des touffes d’herbe dans les allées. Comme l’abandon avait grandi avec les années ! Plus de maîtres, plus de vie, plus rien. Rousille sentait, en avançant, s’aviver en elle la peine de la fuite d’Éléonore et de François. Eux aussi, sans doute, ils ne reviendraient pas au pays. Elle avait moins de peur et plus de chagrin… Tout à coup, au détour d’un massif de cèdres, le château surgit avec son haut corps de logis, ses tourelles d’angle, ses toits aigus, dont les girouettes, immobilisées par la rouille, marquaient le vent d’autrefois. Des chouettes en chasse enveloppaient les pignons de leur vol muet. Les fenêtres étaient closes. Sur les volets du rez-de-chaussée, on avait même cloué des voliges en croix.
Si anxieuse qu’elle fût, la jeune fille ne put se défendre de considérer un moment cette façade morne, rayée par les pluies d’hiver, grise déjà comme une ruine. Et, tandis qu’elle se tenait là, devant le perron, sur le large espace découvert où tournaient jadis les voitures, elle entendit un murmure lointain de paroles. Elle n’hésita pas : « C’est le père ! » pensa-t-elle.
Il était assis à une centaine de mètres du château, à la moitié de la courbe d’un massif de bouleaux, sur un banc que Rousille connaissait bien, et qu’on appelait, dans le pays, le banc de la marquise. Plié en deux, la tête appuyée sur ses deux poings, il regardait le château et les futaies inégales qui dévalaient la pente vers le Marais. Rousille s’approchait de lui, en longeant le massif, et il ne la voyait pas. Elle s’approchait et elle entendait les sanglots de celui qui pleurait ses deux enfants. Elle commençait à distinguer deux mots qu’il répétait comme un refrain : « Monsieur le marquis ! monsieur le marquis ! »
Et, pendant qu’elle se hâtait, sur l’herbe qui la portait sans bruit, la petite Rousille eut l’affreuse pensée que son père était devenu fou.