coup, elle s’arrêta, brisée par la peur dont il n’était pas maître. Il se raidit, leva le menton vers le Marais, s’efforça encore de chanter, et trois notes jaillirent. Puis un sanglot termina la chanson, et rouge de honte, le gars se remit à marcher en silence, le visage tourné vers la jachère, devant le vieux métayer qui, par-dessus la croupe des bœufs, le regardait.
Pas un mot ne fut dit, de part ni d’autre, tant que le père n’eut pas achevé le sillon. Alors, au bas du champ, Toussaint Lumineau demanda, troublé jusqu’au fond de l’âme :
— Tu as du nouveau, François, qu’y a-t-il donc ?
Ils étaient à trois pas de distance, le père au ras de la haie, le fils de l’autre côté de l’attelage, à la tête des premiers bœufs.
— Il y a père, que je m’en vais !
— Que dis-tu, François ?… Le chaud du jour t’a touché l’esprit… Tu es malade ?…
Mais il reconnut aussitôt, à l’expression des yeux de son fils, qu’il se trompait, et qu’il y avait bien autre chose qu’un malaise : un malheur, François s’était décidé à parler. Une main passée sur l’échine de Noblet, comme pour se retenir, si nerveux et enfiévré qu’il fléchissait sur ses jambes, le regard dur et insolent, il cria :
— J’en ai assez ! C’est fini !
— Assez de quoi, mon gars ?
— Je ne veux plus remuer la terre, je ne veux plus soigner les bêtes, je ne veux plus m’éreinter, à vingt-sept ans, pour gagner de l’argent qui passe à payer la ferme : voilà ! Je veux être mon maître et gagner pour moi. Ils m’ont accepté dans les chemins de fer. Je commence demain ; demain, vous entendez ?
Il élevait la voix dans une sorte de rage :
— Je suis nommé. Ce n’est pas à faire. C’est fait. J’emmène avec moi Éléonore, qui fera mon ménage. Elle vient avec moi à la Roche. Elle en a assez, elle aussi. Elle a trouvé une bonne place, un débit où elle gagnera plus que chez vous. Au moins, elle pourra se marier… Et on n’est pas de mauvais enfants pour ça. N’allez pas le dire ! Ne faites pas la figure que vous faites !… On a accompli notre temps chez vous, mon père ! On a patienté jusqu’au