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sourire s’ébaucha. Ses yeux clairs, dans l’enfoncement de l’orbite, s’allongèrent. Pour affirmer son indépendance, il se remit à travailler un moment, sans répondre. Il se sentait sur le sol qu’il considérait comme son bien, que sa race cultivait en vertu d’un contrat indéfiniment renouvelé. Autour de lui, ses choux formaient un carré immense, houles pesantes et superbes, dont la couleur était faite de tous les verts, de tous les bleus, de tous les violets ensemble et des reflets que multipliait le soleil déclinant. Bien qu’il fût de très haute taille, le métayer plongeait comme un navire, jusqu’à mi-corps, dans cette mer compacte et vivante. On ne voyait au-dessus que sa veste courte et son chapeau de feutre rond, posé en arrière, d’où pendaient deux rubans de velours, à la mode du pays. Et quand il eut marqué par un temps de silence et de labeur, la supériorité d’un chef de ferme sur un employé à gages, il se redressa, et dit :

— Vous pouvez causer : n’y a ici que mon chien et moi.

L’homme répondit avec humeur :

— M. le marquis n’est pas content que vous n’ayez pas payé à la Saint-Jean. Ça fait bientôt trois mois de retard !

— Il sait pourtant que j’ai perdu deux bœufs cette année ; que le froment ne vaut sou, et qu’il faut bien qu’on vive, moi, mes fils et les créatures ?

Par « les créatures », il désignait, comme font souvent les Maraîchins, ses deux filles, Éléonore et Marie-Rose.

— Ta, ta, ta, reprit le garde ; ce n’est pas des explications que vous demande M. le marquis, mon bonhomme : c’est de l’argent.

Le métayer leva les épaules :

— Il n’en demanderait pas, s’il était là, dans sa Fromentière. Je lui ferais entendre raison. Lui et moi nous étions amis, je peux dire, et son père avec le mien. Je lui montrerais le changement qui s’est produit chez moi, depuis les temps. Il comprendrait. Mais voilà : on n’a plus affaire qu’à des gens qui ne sont pas les maîtres. On ne le voit plus, lui, et d’aucuns disent qu’on ne le reverra jamais. Le dommage est grand pour nous.

— Possible, fit l’autre, mais je n’ai pas à discuter les ordres. Quand payerez-vous ?