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affaires d’intérêt. Le métayer avait déjà emprunté, l’année précédente, au fils aîné, la plus grosse part de l’argent qui revenait à celui-ci, dans l’héritage de la mère. Il ne pouvait donc espérer que l’assistance du cadet, mais il en doutait si peu qu’il répondit, à demi-voix pour n’être pas entendu des femmes :

— J’ai pensé que François nous aiderait.

Le cadet, que la discussion avait tiré de sa somnolence, répondit vivement :

— Ah ! mais non ! n’y comptez pas ! Ça ne se peut…

Il n’osait contredire en face, et, comme un écolier, fixait le sol entre ses jambes.

Cependant le père ne se fâcha pas. Il dit doucement :

— Je t’aurais remboursé, François, comme je rembourserai ton frère. Les années ne se ressemblent pas. La chance nous reviendra.

Et il attendait, regardant la chevelure épaisse et frisée de son fils et ce cou de jeune taureau qui dépassait à peine la table. Mais l’autre devait avoir une résolution bien arrêtée, bien réfléchie, car la voix, assourdie par les vêtements où elle se perdait, reprit :

— Père, je ne peux pas, ni Éléonore non plus. Notre argent est à nous, n’est-ce pas, et chacun est libre de s’en servir comme il veut ? Le nôtre est placé à cette heure. Qu’est-ce que ça nous fait que le marquis attende un an, puisque vous dites qu’il est si riche ?

— Ce que ça nous fait, François ?

Alors seulement la parole du père s’anima, et devint autoritaire. Il ne s’emportait pas. Il se sentait plutôt blessé, comme s’il ne reconnaissait point son sang, comme s’il constatait subitement, sans le comprendre, le grand changement qui s’était fait d’une génération à l’autre, et il dit :

— Tu ne parles pas selon mon goût, François Lumineau. Moi, je tiens à payer ce que je dois. Je n’ai jamais reçu d’eux aucune injure. Moi, et aussi ta mère, et aussi Mathurin, qui les a mieux connus que toi, nous leur avons toujours porté respect, tu entends ? Ils peuvent dépenser leur bien, ça ne nous regarde pas… Ne pas payer ? Mais, sais-tu bien qu’ils pourraient nous renvoyer de la Fromentière ?