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qu’il avait envoyée, huit jours auparavant, au bourg des Châteliers. Car la Michelonne avait écrit, elle avait réussi dans son ambassade, elle ramenait du Bocage l’humble travailleur qui serait l’époux de Rousille, qui allait être le soutien et bientôt le maître de la Fromentière. Depuis le matin, Véronique était partie au-devant de sa sœur. Elle avait emmené Rousille. Et le moment approchait où tous ensemble, dans la carriole traînée par la Rousse, ils apparaîtraient là-bas, au tournant de la route, entre les deux champs de blé qui ondulaient au vent.

Le métayer attendait chez lui, sur son domaine, appuyé à la barrière qui avait laissé passer, hélas ! pour ne plus revenir, tous les fils de la ferme, et qu’il voulait ouvrir lui-même aux arrivants. Certes son cœur était triste. La vie l’avait durement traité. L’avenir ne le rassurait guère. La terre ne serait-elle pas vendue bientôt et livrée à l’aventure ? En ce moment même, prêt à accueillir ceux qu’il appelait pour lui succéder, Toussaint Lumineau pouvait-il chasser la pensée que la longue tradition prenait fin, et que le nom de sa famille et celui de sa métairie, inséparables depuis des siècles, ne se confondraient plus désormais ?

Cependant, il était de trop vieille et trop bonne race pour ne plus espérer. Le sang qui coulait dans ses veines enfermait, comme le grain, un peu d’éternelle jeunesse. On pouvait la croire morte, et elle s’émut encore.

Un bruit sourd et précipité, pareil à celui que font les hommes qui battent au fléau, s’éleva au loin, du côté de Challans, et passa dans l’air tiède. Toussaint Lumineau reconnut l’allure de sa jument rousse. Elle allait au galop, comme au retour des foires, ou des fêtes, ou des noces. Il releva la tête. Une fois encore il sentit renaître en lui le courage de vivre. Et, tourné vers la route dont les vieux arbres reverdissaient, devinant derrière eux sa joie qui accourait, il ôta son chapeau, et dit, les deux bras étendus :

— Viens, ma Rousille, avec ton Jean Nesmy !

FIN