Page:Bazin - La Terre qui meurt, 1926.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centaines de mètres, il vit une déchirure fraîche dans la boue, puis deux. Une yole avait passé là. Était-ce celle de Mathurin ? Il la suivit. La yole avait fait le tour complet d’une prairie. Mais de quel côté était-elle sortie ? Dans les fossés qui se coupaient, aux angles, le métayer eut beau chercher, écarter les roseaux, revenir, les traces avaient disparu. Il allait retourner en arrière, quand il aperçut, dans la lumière de sa lanterne, un bois flottant. Il se baissa ; un pressentiment de son malheur le saisit ; c’était une ningle de la Fromentière. Elle dérivait, poussée par le vent, vers l’endroit où le fossé, par-dessus les talus inondés, communiquait avec la prairie changée en lac. Le métayer crut que son fils avait chaviré.

— Tiens bon, Mathurin ! cria-t-il, j’arrive ! Tiens bon !

Il enleva la yole d’un coup de perche, et la poussa dans le chenal.

— Où es-tu, Mathurin ?

Sur l’eau libre, dans le clapotis des lames, il fit une trentaine de mètres, et, brusquement, fut projeté en avant. Il se pencha ; il étendit le bras, et, à tâtons, saisit l’arrière d’un bateau qu’il rangea bord à bord. Puis il tourna la lanterne, et vit, couché sur le côté, au fond de l’autre yole de la métairie, son fils qui ne remuait plus.

Toussaint Lumineau se jeta à genoux sur le bordage qui fléchit jusqu’au ras de l’eau ; il toucha les tempes, et elles ne battaient plus ; il prit les mains, elles étaient glacées ; il approcha sa bouche de l’oreille, et, à deux reprises, il appela Mathurin.

— Réponds-moi, mon enfant ! suppliait-il. Réponds-moi ! Remue seulement le doigt pour me montrer que tu m’entends !

Mais les doigts de l’enfant ne bougèrent pas, et, dans la barbe blonde, les lèvres restèrent immobiles, écartées par le dernier cri de l’âme qui s’était échappée.

— Seigneur ! dit Lumineau encore agenouillé, faites qu’il ne parte pas sans ses Pâques ; faites qu’il ne soit pas mort !

Et tout de suite, quittant sa veste et la jetant sur les épaules et la poitrine de son fils, le bordant comme avec une couverture de lit, il abandonna sa yole, et poussa l’autre hors du pré, celle qui portait Mathurin. Un peu