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marchandise déjà éprouvée. Il a préféré montrer à la Beauté une figure d’honnête homme.

Pourtant ce préjugé a tant de force que des artistes eux-mêmes en ont pris texte pour des reproches, et que je suis parfois tenté de leur donner raison malgré ma raison. Ce n’est pas seulement la forme qui se modifie chez M. Lemonnier, mais naturellement aussi ce qu’elle contient. On ne peut le lui pardonner. La plupart des gens de lettres passent leur vie les yeux fixés sur un petit morceau de l’horizon. Ce morceau leur appartient ; il est leur « personnalité », car il ne faut pas songer à leur en trouver une ailleurs qu’en ce qu’ils voient. Je me sens leur semblable, et, comme eux, j’éprouve un certain déplaisir lorsque j’aperçois un être qui peut tourner la tête, contempler l’horizon presque en son entier, et nous dire ce qu’il en pense. Pour un peu je m’écrierais que cet être-là n’est personne, qu’il n’a point de moi capable de ressentir, puisqu’il néglige de s’attacher à chaque objet et va de l’un à l’autre, cherchant un spectacle plus grandiose. Et cependant les plus généreux esprits n’ont-ils pas eu cette inquiétude ? Le Shakespeare des tragédies n’est point celui des comédies ni celui des sonnets. Balzac est divers encore plus. Et Léonard de Vinci, de quelles railleries ne pourrait-on cribler ce théoricien d’art qui fut aussi un architecte, s’amusa d’être un maître en mathématiques, et fit plusieurs tableaux, et des écluses en outre… Pourtant la Joconde lui appartient.

« Bien peu comprennent que ce que l’on veut faire, après une chose, ce soit précisément une autre », dit avec justesse M. André Gide. Et avec quelle hauteur le proclame M. Lemonnier lui-même ! « J’ai fait de mon esprit, dit-il, une maison dont les fenêtres s’ouvrent sur des couchants de pourpres et de métaux, dont les fenêtres s’ouvrent aussi sur de mols clairs de lune. Et dites que je suis un prince sans territoires :