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art a pour mission de faire éprouver. Nous sommes ici transportés par le romancier dans le plein air et la pleine solitude, où l’être humain, en s’écoutant vivre parmi les milliards d’existences animales et végétales, apprend à se mieux éprouver. Un homme à qui la vie fut cruelle a résolu de fuir les contacts sociaux et de recommencer son existence. Pour cela il gagne la forêt, où, il va s’efforcer de « vivre et de penser avec ses propres forces »… Peu à peu un calme se fait en lui, puis la joie, puis la conscience renaissent. Pour son existence il ne doit compter que sur l’effort de ses mains et de son cerveau. Les plus humbles travaux, étapes par où passa naguère la primitive humanité, se revêtent à ses yeux d’un sens éternel. Pour l’avoir écoutée, la vie s’empreint à nouveau pour lui de saveur et de signification. Un nouvel homme est né auquel la terre a communiqué ses toujours jeunes énergies, avec un cœur candide et des yeux d’enfant, et qui désormais connaît sa place dans l’univers dont il apprit le mot de la grande énigme : vivre.

Ce vivant poème demeure, comme tous les grands livres, rebelle à l’analyse. Rien n’en saurait redire la majestueuse simplicité, la beauté profonde : la plénitude des sensations qu’il apporte, non plus que sa forme d’une perfection adéquate, ne peuvent se définir. Cette pénétration de la nature, cette notation multitudinaire des rythmes cosmiques apparentent Lemonnier aux poètes les plus grands du panthéisme. Je ne vois personne, parmi les écrivains de langue française, qui nous ait donné et qui puisse nous donner d’aussi fortes sensations de nature, nous traduire à un point aussi aigu l’émotion de Pan. Personne ici n’a exalté comme lui les puissances de l’individu, seul, en face de la nature. À cet égard je souscris au jugement de l’écrivain sur son œuvre : c’est dans Adam et Eve qu’il a mis le plus de lui-même, puisque c’est le livre où, il a mis le plus de nature. Et c’est là un livre qui demeurera, dans la déroute de milliers d’œuvres