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qui, en dépit des contradictions et des heurts, le fait tracer, d’une main puissante, le sillon de son œuvre, et le tourment de l’inédit, les longues recherches, les brusques variations qui ont marqué son art.

Son existence ne comporte pas d’incidents. Elle s’est écoulée calme extérieurement, concentrée, toute de labeur acharné, de passion pour l’art, pour la nature et pour la vie. Ses œuvres seules en marquent les étapes. Sa biographie tiendrait en une ligne : il a vécu, il a œuvré intensément.

Les années passées à l’Athénée de Bruxelles le prouvèrent un écolier plutôt médiocre. Pour ce jeune gars trapu, farouche, frémissant, qui adorait les bêtes, la solitude, les fuites sous bois, en son instinct naissant d’une vie de liberté et d’enthousiasme, déjà passionné de littérature[1], les

  1. Nous détachons du livre de M. Louis Delmer, l’Art en Cours d’assises, cette anecdote d’enfance :

    « Un incident se produisit, lorsque le jeune Lemonnier se trouvait en troisième latine. Un matin qu’il se rendait à ses cours, il s’arrêta devant l’étalage du libraire Rozez, à Bruxelles, qui annonçait, comme venant de paraître, un volume dû à la plume du grand écrivain français Charles Baudelaire. Un des exemplaires était ouvert de manière à permettre au public d’y lire une des poésies du Maître. Le soir, en revenant de classe Lemonnier s’arrêta de nouveau devant les vitrines de l’éditeur et, au bout de deux jours, il connaissait la poésie par cœur. Faisant des économies héroïques sur les trois sous quotidiens qu’on lui remettait pour son modeste déjeuner de midi, il parvint à réunir la somme nécessaire à l’acquisition du livre de Baudelaire. Ce livre, il l’apprit par cœur, entièrement.

    « À deux ans de là, Baudelaire, proscrit de France, vivant à Bruxelles d’une existence obscure et misérable, obtint, à titre d’aumône, une demande de conférence au Cercle artistique et littéraire. Ce fut un événement pour le jeune rhétoricien d’apprendre qu’il pourrait voir et entendre celui qu’il admirait, celui auquel allait son enthousiasme de néophyte des lettres, celui qui, indirectement, lui avait donné l’intuition de sa carrière. Baudelaire, serré dans une longue redingote noire, la gorge entourée d’un large foulard de même couleur, parlait de Théophile Gautier devant un auditoire de vingt curieux tout au plus. Dans la froideur de cette salle presque déserte, Baudelaire, ne voyant personne, — seul devant l’immensité de l’enthousiasme qu’il avait pour le grand et suave poète français, son maître, —