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Que ne pouvons nous voir ce qui se passe dans l’esprit des hommes lorsqu’ils choisissent une opinion ! Je suis sûr que si cela était, nous réduirions le suffrage d’une infinité de gens à l’autorité de deux ou trois personnes, qui ayant débité une Doctrine que l’on supposait qu’ils avaient examinée à fond, l’ont persuadée à plusieurs autres par le préjugé de leur mérite et ceux ci à plusieurs autres, qui ont trouvé mieux leur compte, pour leur paresse naturelle, à croire tout d’un coup ce qu’on leur disait qu’à l’examiner soigneusement[1]. De sorte que le nombre des sectateurs crédules et paresseux s’augmentant de jour en jour a été un nouvel engagement aux autres hommes de se délivrer de la peine d’examiner une opinion qu’ils voyaient si générale et qu’ils se persuadaient bonnement n’être devenue telle que par la solidité des raisons desquelles on s’était servi d’abord pour l’établir ; et enfin on s’est vu réduit à la nécessité de croire ce que tout le monde croyait, de peur de passer pour un factieux qui veut lui seul en savoir plus que tous les autres et contredire la vénérable Antiquité ; si bien qu’il y a eu du mérite à n’examiner plus rien et à s’en reporter à la Tradition. Jugez vous-même si cent millions d’hommes engagés dans quelque sentiment, de la manière que je viens de représenter, peuvent le rendre probable et si tout le grand préjugé qui s’élève sur la multitude de tant de sectateurs ne doit pas être réduit, faisant justice à chaque chose, à l’autorité de deux ou trois personnes qui apparemment ont examiné ce qu’ils enseignaient. Souvenez-vous, Monsieur, de certaines opinions fabuleuses à qui l’on a donné la chasse dans ces derniers temps, de quelque grand nombre de témoins qu’elles fussent appuyées, parce qu’on a fait voir que ces témoins

  1. Unusquisque mavult credere quam judicare : nunquam de vita judicatur, semper creditur versatque nos et praecipitat traditus per manus error alienisque perimus exemplis. Sanabimur si modo separemur a coetu. Nunc vero stat contra rationem defensor mali sui populus. (Seneca, De Vita beata, cap. I.)