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ABDÈRE.

ce coup à bout-portant. Le proverbe de M. Moréri, abderitica mens, ne servait qu’à imputer aux Abdérites beaucoup de bêtise ; or, la maladie dont parle Lucien n’était point bêtise ; ce m’était qu’une imagination déréglée, et une sorte de folie qui attaque plutôt les gens de beaucoup d’esprit qu’un sot et un hébété : donc M. Moréri a eu tort de dire que son proverbe eut pour fondement la fureur que Lucien a rapportée. Si je nomme Lucien, ce n’est pas que je ne sache que M. Moreri n’a cité que Cœlius Rhodiginus, comme on le lui a déjà reproché[1]. C’est Charles Étienne qui lui a fourni cette citation. Lui et une infinité d’autres gens ont rempli et remplissent tous les jours les espérances que cet auteur italien conçut en se résolvant de ne point citer. Il espéra qu’on le citerait lui-même, ce que l’on n’aurait point fait s’il avait mis à la marge de son livre le nom des anciens qu’il copiait.

(K) Sur une médaille des Abdérites. ] D’un côté, elle représente un griffon, et de l’autre une tête d’homme sans barbe, couronnée de laurier, avec ces mots : ΕΠΙ ΔΙΟΣ ΛΑΙΟΥ. M. Béger conjecturait que cette médaille, consacrée à Apollon sous le titre de Jupiter malfaisant, sub Jove sinistro, la même chose qu’à Rome, sub Vejove, avait été destinée à signifier les trop chaudes influences du soleil qui étaient cause des imperfections pour lesquelles on diffamait les Abdérites, et qui cependant les rendaient de bons disciples d’Apollon. M. de Spanheim entend par cette inscription le préteur ou le gouverneur d’Abdére [2], et il dit que, le griffon ayant été le symbole de Téos, comme il paraît par plusieurs médailles, il ne se faut pas étonner que les habitans d’Abdère, colonie des Téiens, aient marqué le même symbole dans leurs monumens publics. C’est ainsi que les colonies en usaient à l’égard de leur ville mère : l’exemple de Syracuse et de Corfou, qui avaient pour armes un Pégase, à l’imitation de Corinthe, en est une preuve. Pour ce qui est de la tête couronnée de laurier, elle représente ou Abdérus, le mignon d’Hercule, ou Tisamènes le Clazoménien, révéré comme un héros par les Téiens domiciliés à Abdère[3]. Isaac Vossius entend par l’inscription de cette médaille, Jupiter frumentarius ; comme si ζεὺς λάιος était la même chose que ζεὺς ἐπικάρπιος[4], et il fonde son explication sur ce que la ville d’Abdère était environnée d’un bon terroir, propre partout ou aux moissons ou aux pâturages, d’où vient que les Triballes, dans leur extrême disette, se jettent là, selon Diodore de Sicile, comme sur la plus fertile campagne que l’on pût trouver[5]. M. de Spanheim ne lui nie point cela, et il rapporte un autre passage de Diodore de Sicile où Abdére est comptée pour l’une des plus puissantes villes qui fussent alors dans la Thrace[6]. Il en rapporte aussi un d’une lettre attribuée à Hippocrate, où l’on se contente de dire qu’Abdère n’est pas une ville obscure, μία πόλεων οὐκ ἀσημος : mais il ne laisse pas de réfuter Vossius sur le sens de la médaille. Je ne finirai point sans remarquer qu’on aurait grand tort de prendre pour une preuve de peu d’esprit ce qui se passa entre ceux d’Abdère et Hippocrate au sujet de Démocrite[7]. Le grand intérêt qu’ils prirent à la santé de ce fameux philosophe, leur concitoyen, fait honneur à leur jugement. Il est vrai qu’Hippocrate ne confirma point l’opinion qu’ils avaient conçue touchant Démocrite : ils le croyaient fou, et il parut plus sage qu’eux à Hippocrate. Cela n’y fait rien ; je suis sûr que dans toutes les villes de la Grèce on aurait jugé de Démocrite comme ses compatriotes en jugèrent. On en ferait aujourd’hui autant d’un philosophe qui se moquerait de tout, qui dirait que l’air est rempli d’images, qui étudierait le chant des oiseaux, qui s’enfermerait dans les sépulcres, etc., et il n’y aurait que les esprits du premier ordre et qui volent au-dessus des préjugés qui fussent capables de juger sainement de lui : or, ces gens-là sont très-rares en tout

  1. Dans l’édition de Hollande de son dictionnaire.
  2. Epidius, Laii filius.
  3. C’est ainsi que M. de Spanheim nomme celui d’Hérodote, appelé Τιμήσιος.
  4. Is. Vossius in Pomp. Melam, pag. 135
  5. Diod. Sicul., lib. XV, p. 354.
  6. Idem, lib. XIII, pag. 194.
  7. Voyez les lettres écrites de part et d’autre à ce sujet parmi celles d’Hippocrate.