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ABDÉRAME.

avantage[1]. Je veux croire qu’il était, comme tant d’autres[2], plus habile à vaincre qu’à profiter de la victoire ; mais qui sait s’il ne trouva pas à propos de laisser retirer tranquillement les Sarrasins, afin qu’ils fussent plus capables de ruiner le duc d’Aquitaine, qu’il regardait comme un dangereux ennemi ? Quelle peine lui et son fils Pépin n’eurent-ils pas à subjuger cette famille ! Elle fut la dernière qui fléchit le genou devant ces usurpateurs. Au reste, le mauvais succès d’Abdérame n’empêcha pas ses successeurs de revenir quelques années après, et de faire bien du mal.

(I) Que l’on a faussement accusé d’avoir attiré cette irruption. ] Jamais accusation n’a été plus contraire aux apparences que celle-ci. Premièrement, Eudes[3] avait marié sa fille avec le gouverneur de Cerdaigne, afin de l’engager à une guerre civile qui empêchât les Sarrasins de passer les monts ; son beau-fils avait péri malheureusement dans cette entreprise, et sa fille, tombée au pouvoir d’Abdérame, avait été envoyée au calife des Sarrasins. En second lieu, on ne voit point qu’Eudes ait fait aucune démarche pour faciliter l’entrée de ces gens-là : il ne leur donna point de passage sur ses terres ; ce fut par le pays du duc des Gascons qu’ils entrèrent dans les Gaules, et qu’ils s’avancèrent jusqu’à Bordeaux. De plus on ne voit point que les Sarrasins aient eu aucune sorte de ménagement pour les terres du duc d’Aquitaine ; ils le traitèrent en ennemi depuis le commencement jusqu’à la fin, bien loin de lui restituer quelque chose de ce qu’ils lui avaient ôté dans leurs précédentes expéditions, comme il serait arrivé sans doute s’il avait négocié avec eux pour l’entreprise d’Abdérame. Enfin quelle nécessité avait-il que quelqu’un sollicitât ce général à venir en France ? Les Sarrasins n’y étaient-ils pas déjà entrés ? N’avaient-ils point déjà pris Narbonne, Carcassonne, et ne s’étaient-ils point déjà étendus jusqu’au Rhône ? L’expédition d’Abdérame ne fut qu’une suite de ce que ses prédécesseurs avaient si bien commencé ; il voulut continuer leurs conquêtes au delà[4] des monts, et, afin de donner du relief à ses entreprises, il ne voulut point suivre une route déjà tracée. Il alla prendre le passage des Pyrénées du côté de la Biscaie : c’était le moyen de conquérir dès le premier pas ; mais, s’il avait pris la route du Roussillon, comme autrefois Annibal, il serait entré d’abord dans une province déjà conquise. Et pour ce qui est de ce grand nombre d’annalistes qui ont diffamé là-dessus le duc d’Aquitaine, il ne saurait balancer des raisons qui le justifient ; car ce sont des gens dont les derniers ne font presque que copier les premiers, et ceux-ci avaient puisé dans une tradition qui devait son origine aux artifices de la cabale de Charles Martel. Cette cabale, pour bien des raisons, devait imputer au parti contraire une intelligence avec les ennemis de la religion et de l’état. Vous ne verrez point qu’un Isidore de Badajoz, un Sébastien de Salamanque, un Roderic de Tolède, et tels autres historiens espagnols, dégagés des impressions de cette cabale, accusent Eudes d’avoir attiré les Sarrasins. Or, voyez ce que c’est que de naître heureux. Je crois que Charles Martel n’avait pas attiré ces infidèles ; néanmoins les soupçons en devaient tomber sur lui plutôt que sur Eudes, puisque c’était Eudes qui devait être le premier accablé, et que Charles avait lieu de croire que, pendant que les Sarrasins le délivreraient d’un si redoutable ennemi, il se préparerait à les repousser, et que le bonheur de les vaincre lui abrégerait beaucoup le chemin du trône. Voilà de grandes prises pour les malins interprètes de la conduite des grands ; et néanmoins Charles n’a point été soupçonné d’intelligence avec Abdérame.

(K) Contribua extrêmement au gain de cette bataille. ] Il y a quelques historiens qui ne disent pas qu’il combattit ce jour-là avec Martel ; mais d’autres le disent expressément. Voici les paroles de Paul Diacre : Deindè post decem annos, cum uxoribus et parvulis venientes, (il parle des Sarrasins), Aquitaniam Galliæ provinciam

  1. Mézerai, Abrégé Chronologique, tom. I, page 192.
  2. Voyez la remarque (A) de l’article César.
  3. Voyez son article.
  4. C’est par rapport à l’Espagne.