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ABDÉRAME.

sont des brouilleries d’autant plus grandes, qu’il est sûr que les Sarrasins étaient maîtres du Languedoc avant qu’Abdérame eût passé les Pyrénées. Le chemin qu’il tint me servira ci-dessous à la justification du duc d’Aquitaine. Les brouilleries d’Augustin Curion[1] sont encore plus confuses ; il veut qu’Abdérame soit entré en France avant la mort de Munuza ; qu’il y ait gagné une bataille contre Eudes ; qu’y étant retourné après la mort de Munuza, il ait passé le Rhône, et fait un carnage horrible à Arles ; qu’après cela il ait mis le siége devant Toulouse sans la prendre, puis devant Bordeaux avec tout le succès qu’il aurait pu souhaiter, et qu’enfin il ait pillé et brûlé à Tours l’église Saint-Martin.

(D) Une sanglante bataille sur Eudes. ] La perte des chrétiens fut telle, si nous en croyons Isidore, évêque de Badajoz[2], que Dieu seul sait le nombre des Français qui y moururent. Selon Mézerai, le duc Eudes se battit aussi courageusement qu’il se pouvait ; mais à la fin il succomba avec une perte inestimable de ses gens[3].

(E) Un peu au delà de la Dordogne. ] Je ne comprends point ce que veut dire M. de Cordemoi, que si Eudes eût attendu Charles Martel, comme il le devait attendre, les Sarrasins n’auraient jamais passé la Dordogne [4] Ne l’avaient-ils point passée avant que la bataille se donnât[5], et avant que Charles Martel eût passé la Loire [6] ? À quoi pouvait donc servir de l’attendre pour empêcher le passage de la Dordogne ? Il fallait dire que, si Eudes eût attendu Charles Martel, il eût empêché les Sarrasins de se répandre dans la Saintonge et dans le Poitou ; parce qu’en ce cas-là il n’aurait point perdu la bataille qu’il perdit, et qu’ayant toutes ses troupes, il aurait pu tenir l’armée ennemie en respect à la faveur des postes avantageux qu’il aurait choisis. Conservant ainsi ses troupes jusqu’à l’arrivée de Charles, il rendait la défaite entière des Sarrasins plus probable, en quelque province qu’on les rencontrât. Il serait peut-être difficile de décider si l’ardeur qui empêcha Eudes de fuir la bataille est plus digne de censure que le flegme et que la grave lenteur avec quoi Charles marcha vers la Loire. C’étaient deux hommes qui jouaient au plus fin. Eudes souhaitait de vaincre sans Charles Martel, et celui-ci n’était pas fâché que les Sarrasins désolassent l’Aquitaine et battissent les troupes d’Eudes. Cela le délivrait des obstacles qu’il craignait de ce côté-là pour son grand dessein de se faire roi, et la gloire d’avoir délivré la France devait croître à proportion que ce rival y aurait eu une moindre part. Il y a des écrivains espagnols qui disent qu’Eudes fut battu entre la Garonne et la Dordogne[7]. M. de Mézerai a eu de meilleurs mémoires quand il a écrit[8] qu’Eudes n’avait osé attendre les Sarrasins au delà des rivières, mais s’était retiré en-deçà de la Dordogne ; et là, s’étant reconcilié avec Martel, il assemblait ses troupes, attendant qu’il le vint joindre avec celles des Français. Abdérame ne lui en donna pas de temps ; et, poussant toujours en avant, passa la rivière pour l’attaquer dans son camp. Le duc l’attendit de pied ferme, et se battit aussi courageusement qu’il se pouvait. Ceci montre que ce n’est pas tant de son impatience qu’il se faut plaindre que de la patience de Charles Martel.

(F) De l’année 732. ] N’est-il pas bien étrange qu’une victoire comme celle-ci n’ait pu échapper aux variétés chronologiques ? Catel la met sous l’an 725, dans la page 529 de ses Mémoires [9] ; mais, dans la page 531 (l’intervalle n’est pas bien grand), il la pose sous l’an 727. L’année après, dit-il, qui fut l’an sept cens vingt-huit, Eudo, duc d’Aquitanie, mourut. Calvisius, en citant les Annales de Fulde, la pose sous l’an 726. Le père Petau la pose sous l’an 725[10].

  1. Histor. Sarracen., lib. II, pages 111 et 112.
  2. Isidorus Pacensis, Chronic.
  3. Mézerai, Abrégé Chronologique. Tom. I, page 192.
  4. Cordemoi, Histoire de France, page 404.
  5. Eudes ne recula point quand il sut qu’Abdérame avait passé la Dordogne : il le combattit. Cordemoi, là même.
  6. Là même.
  7. Dans Catel, Mémoires de l’Histoire du Languedoc, pages 526 et 529.
  8. Mézerai, Abrégé Chronologique. Tom. I, page 102.
  9. Pour l’Histoire du Languedoc.
  10. Petavii Rationar. Temp., part. I, lib. VIII.