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ABBEVILLE.

s’appelaient pas Britanni sans que leur capitale eût le nom de Britannia. Il faut donc que la capitale du Ponthieu soit cette ancienne Britannia dont Scipion voulut savoir des nouvelles. Or, Abbeville est la capitale du Ponthieu ; elle était donc, sous le nom de Britannia, la plus florissante ville des Gaules, dès avant la seconde guerre punique.

Sans doute il y a de l’érudition et de l’esprit dans cette longue gradation d’hypothèses et de conséquences, de la manière que l’auteur l’a soutenue : mais il n’en saurait résulter qu’un pur roman et que des chimères, puisque le fondement de tout est un passage mal entendu. Voici le fait. Strabon rapporte[1] que Polybe a mis entre les contes fabuleux de Pythéas, qu’aucun des habitans de Marseille qui avaient eu commerce avec Scipion n’eût pu lui rien dire de considérable lorsqu’il les questionna sur la Bretagne ; non plus qu’aucun habitant de Narbonne ni aucun habitant de Corbilon, les meilleures villes du Pays : c’est là le vrai sens du texte grec, comme on le peut recueillir non-seulement par les règles de la grammaire, mais aussi par l’humeur du pélerin dont il est ici question. Περὶ ἧς ἐίρηκε Πολύϐιος, μνησθεὶς τῶν ὑπὸ Πυθέον μυθολογηθέντων· ὅτι Μασσαλιωτῶν μὲν τῶν συμμιξάντων Σκηπίωνι οὐδεὶς εἶχε λέγειν οὐδὲν μνέμης ἄξιον ἐρωτηθεἰς ὑπὸ τοῦ Σκηπίωνος ὑπὲρ τῆς Βρεττανικῆς, οὐδὲ τῶν ἐκ Ναρϐῶνος, οὐδὲ τῶε ἐκ Κορϐηλῶνος, αἵπερ ἧσαν ἄριςαι πόλεις τῶν ταύτῃ[2]. Je parle de Pythéas : cet homme, pour mieux faire valoir ses hâbleries et ses fanfaronneries, affectait de se vanter qu’il apprenait à ses lecteurs mille choses qui avaient été ignorées jusqu’à ce temps-là. Il ne faut donc pas douter qu’il n’avançât hardiment que sa relation de la Bretagne donnait les premières connaissances que l’on eût eues de cette île ; et que, pour le prouver, il ne se servît de cet argument, c’est que Scipion n’en avait pu rien apprendre d’aucun des habitans de Marseille, ni des habitans de Narbonne, ni des habitans de Corbilon sur la Loire, quoique ce fussent les plus florissantes villes de la Gaule. Chacun voit combien Sanson a pris de travers les paroles de l’ancien géographe, à quoi apparemment cette traduction latine ne contribua pas peu. Cujus (Corbilonis) mentionem faciens Polybius, simul Pytheæ refert commentum, Massiliensium scilicet qui Scipionem convenerunt nullum quicquam habuisse dignum memoratu quod diceret interrogatus de Britanniâ, itemque Narbonensium et Corbilonensium, cùm hæ tres urbes Galliæ omnium essent optimæ. On peut aisément croire, lorsqu’on n’est pas assez attentif, que ces trois meilleures villes de Gaule, dont le traducteur fait mention, s’appellent Britannia, Narbo et Corbilo. Mais, si l’on est attentif, on voit que Βρεττανική se prend là pour l’île Britannia ; c’est ainsi que Strabon a coutume de s’exprimer sans l’addition du mot νήσος, insula[3].

(D) La querelle que le père Labbe lui fit là-dessus. ] Il fit sa déclaration de guerre et son premier acte d’hostilité par ces paroles : Britanniam Abbavillæus chalcographus interpretatur Abbeville, lepidissimo commento, quod non tam ex Pytheæ mendaciis, quàm ex ignoratione linguæ græcæ editum malignam in lucem demonstrabimus aliàs, cùm primum singularem illum de Britanniâ tractatum nancisci et legere datum fuerit. C’est ainsi qu’il s’exprima dans son Pharus Galliæ antiquæ, imprimé à Moulins en 1644. Il n’avait pas lu encore le livre que Sanson avait publié sur ce sujet à Paris l’an 1636. Il avait seulement vu le nouveau phénomène de Britannia, non pas dans la grande carte de l’ancienne Gaule, publiée par Sanson l’an 1627, mais dans la petite carte qui vint après celle-là. Ayant enfin lu ce livre, il en réfuta les fondemens, en l’année 1646, dans ses Tableaux méthodiques de la Géographie royale ; et n’oublia point de remarquer que, selon le sens que le sieur Sanson donnait au texte de Strabon, il faudrait dire que les habitans de Marseille étaient dans une profonde ignorance par rapport à la ville de Narbonne, l’an 532 de Rome, quoiqu’il y eût quatre cents ans à peu prés que Marseille était bâtie, et quoique Narbonne fût une ville très-florissante. Sanson n’avait pas manqué de sentir la diffi-

  1. Strabo, lib. IV, page 190.
  2. Idem, ibid.
  3. Voyez, entre autres endroits, livre I, page 71.