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ALES.

en exécutant les conseils d’un homme. Il n’y a que la fornication qui soit exceptée de cette règle : appelons-la donc le délict commun et le cas privilégié, termes consacrez séparément à d’autres choses[1], et sur quoi il parut un livre à Paris, l’an 1611[2] ». Quelqu’un allégua là-dessus, que les magistrats d’Amsterdam, fatigués de la multitude de servantes qui accusaient de leur grossesse quelqu’un des fils de la maison, avaient fait un règlement, que désormais on ne donnerait à ces sortes de créatures que 25 florins, moyennant quoi elles seraient obligées de nourrir l’enfant : qu’ils avaient cru par-là mettre un frein à la débauche ; car ils voyaient que le profit qu’elles retiraient de leur mauvaise conduite, les engageait, ou à faire des avances, ou à succomber à la sollicitation, et qu’en un mot, leur lasciveté devait être privée de toute espérance de gain, et non pas encouragée par l’espérance des sommes que les tribunaux leur adjugeaient. Mais il y eut des gens qui répondirent qu’il n’est pas certain qu’on ait fait de telles lois à Amsterdam, quoique le bruit s’en soit répandu dans les autres villes du pays. Que cela soit vrai ou faux, il est toujours certain que cela prouve qu’on n’ignore pas que la conduite ordinaire des tribunaux est trop favorable à la fornication, et qu’elle excite beaucoup plus les filles à se débaucher qu’à se contenir ; et il paraît clairement que les souverains, qui font punir les transgresseurs du Décalogue, ne se règlent point sur ce que Dieu est offensé, mais sur le préjudice temporel de l’état. C’est pour cela qu’ils punissent les voleurs et les homicides ; mais, parce que la fornication semble plus utile que préjudiciable au bien temporel de l’état, ils ne se soucient point de la punir, et ils se conduisent d’une manière à faire juger qu’ils ne sont pas fâchés qu’on peuple leurs villes per fas et nefas. S’ils avaient à cœur la pratique de la loi de Dieu sur ce point-là, ils fortifieraient la crainte de l’infamie, au lieu de la faire évanouir : ils feraient payer de grosses amendes applicables, non pas aux filles qui auraient forfait, mais aux hôpitaux : ils imprimeraient une flétrissure, tant à celui qui aurait été le tentateur, qu’à celle qui aurait mal résisté à la tentation : et comme le déshonneur parmi les personnes de basse naissance n’est pas un frein assez fort pour arrêter une certaine coquetterie, qui anime le tentateur, qui le prévient, qui lui assure le triomphe avec la dernière facilité, ils emploieraient une peine plus réelle, et dont ils trouveraient aisément de bons moyens.

La discipline ecclésiastique est tombée à peu près dans le même relâchement. Il n’y a que peu d’années[3] que le précepteur d’un gentilhomme s’attacha dans une ville de... à une jeune coquette, et qu’il en obtint bientôt tout ce qu’il voulut. Dès que les parens eurent connu qu’elle était grosse, ils travaillèrent à lui faire avoir pour mari ce galant-là. Il fit le rétif ; car, outre que la facilité de sa conquête n’était pas un grand attrait à aimer pour le sacrement, il ne croyait point être le seul qui eût eu part au gâteau, ni que l’enfant fût son ouvrage plutôt que celui d’un autre. Le seul moyen de venir à bout de lui fut la menace que, s’il n’épousait cette fille, il perdrait le bénéfice qu’il avait en Angleterre. Il l’épousa donc ; et, par ce moyen, il conserva son bénéfice. Voilà comment la coquetterie fut récompensée : la coquetterie, dis-je, qui avait été poussée jusqu’à l’excès le plus scandaleux. Que diraient les anciens pères, s’ils revenaient aujourd’hui au monde ? Quel sujet n’auraient-ils pas de s’écrier en jetant les yeux sur la face de l’église : O domus antiqua, quàm dispari dominaris Domino ! C’est la destinée de toutes les religions, aussi bien que celle de tous les corps politiques, de se gâter en vieillissant. Les hommes sont plus corrompus dans leur jeunesse que dans leur âge avancé. Il en va tout autrement des républiques. Il n’est rien tel que les lois naissantes et toutes neuves[4]. Les

  1. On appelle Délict commun les fautes d’un ecclésiastique, qui sont jugées par les tribunaux de l’Église ; et Cas privilégié les fautes d’un ecclésiastique, qui sont soumises à la juridiction séculière.
  2. Il est composé par Bénigne Milletot, conseiller au parlement de Dijon.
  3. On écrit ceci l’an 1698.
  4. Voyez la remarque (M) de l’article Nestorius, au commencement.