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ALCIAT.

vu en cette ville la veuve d’Alciat, qui survécut quelques années à son mari. » Il ajoute, par occasion, qu’il a ouï dire à André Woidovius, qu’Alciat, courant risque d’être assommé à Cracovie par des écoliers, à cause qu’il passait pour arien, éluda leurs mauvaises intentions en leur disant qu’il croyait en Jésus-Christ fils du Dieu vivant et de Marie : ce nom de Marie le sauva : Ridiculo schemate evasisse, cùm se non Arianum sed Marianum esse diceret, quòd cùm illi quid sibi vellet quærerent, respondisse, credere se Jesum Christum Dei vivi et Mariæ filium. Illi non minore stupore quàm malitiâ obsessi, audito venerando Mariæ nomine, incolumem dimiserunt. Voilà un cas où la maxime des dévots outrés de la sainte Vierge se trouva véritable : Que l’on est quelquefois sauvé avec plus de promptitude en invoquant le nom de Marie qu’en invoquant le nom de Jésus[1].

(D) Il n’est pas vrai qu’il se fit Turc. ] On vient d’en lire les preuves ; et, sur cela, qui peut s’empêcher de dire qu’il serait à souhaiter que ceux qui soutiennent la bonne cause ne fussent point sujets à certains défauts qui règnent éternellement parmi les persécuteurs de l’orthodoxie ? Un excès de crédulité, un fond de mauvaise haine, je veux dire une haine qui ne comprend pas moins la personne de l’hérétique que son hérésie même, nous font avaler tous les contes que l’on débite au désavantage d’un hérésiarque. Court-il quelque bruit qu’il s’est tué, que le diable l’a emporté, qu’il est mort enragé et en blasphémant, on le croit sans attendre que la chose soit avérée, on l’écrit à ses amis partout où l’on a commerce, on l’imprime, qui pis est ; et dès là on sème un mensonge dont la graine ne se perd jamais, tant elle tombe en bonne terre. Le premier qui le publie n’est pas long-temps le seul qui l’ait publié : on ne chôme pas à le faire passer de livre en livre, comme un grand motif de zèle ou comme un objet de réflexions.

Les protestans n’ont pas été moins trompés que les catholiques au prétendu mahométisme de Jean-Paul Alciat. Ils n’ont pas été moins soigneux de le débiter les uns que les autres.

Iliacos intrà muros peccatur et extra[2].


Sponde l’a inséré dans ses Annales Ecclésiastiques ; et c’est de là sans doute que le père Maimbourg l’avait copié[3], quoiqu’il ne cite point cet auteur, comme M. Moréri le cite. Le fameux Calovius l’avait débité : Ruarus lui écrivit ce que l’on a vu. Il y avait deux ans que sa lettre était imprimée lorsqu’on fit une nouvelle édition de l’Histoire Ecclésiastique de Micrælius : cependant celui qui a pris la peine d’y ajouter beaucoup de choses n’en a pas ôté le mensonge pour lequel Calovius avait été censuré. Je ne sais si Ruarus a bien découvert l’origine de cette fable. Il croit qu’une lettre de Théodore de Béze[4] en a été le fondement. Cette lettre rapporte que Valentin Gentilis, interrogé sur son camarade Alciat, avait répondu : Il s’est fait mahométan, et il y a long-temps que je n’ai eu aucun commerce avec lui. Les deux conjectures de Ruarus ne sont pas mauvaises : 1o. Gentilis crut faire plaisir par-là aux juges qui lui faisaient son procès. Nous apprenons tous les jours[5] par nos gazettes quelque chose de semblable, c’est-à-dire, que les déserteurs débitent mille nouvelles très-propres à chatouiller ceux qui les questionnent ; 2o. Gentilis, qui reconnaissait en Notre-Seigneur une génération ou une filiation fort singulière, était bientôt disposé à mettre dans la même catégorie les samosaténiens et les mahométans, Deux sectaires qui se brouillent s’entre haïssent plus au commencement qu’ils ne haïssent le tronc duquel ils se sont séparés : de sorte que Gentilis était un mauvais témoin à l’égard d’Alciat, après les disputes violentes qui les avaient désunis dans la Pologne. Voëtius[6] et Lætus[7] n’ont cité que cette lettre de Théodore de Bèze quand ils ont dit qu’Alciat s’était fait mahométan. Hornius n’a cité

  1. Velocior est nonnunquàm salus invocato nomine Mariæ quàm invocato nomine Jesu S. Anselmus, de Excellentiâ Virginis, cap. VI.
  2. Horat. Epist. II, lib. I, vs. 16.
  3. Maimbourg, Histoire de l’Arianisme, tom. III, pag. 344, édition de Hollande.
  4. C’est la LXXXIe.
  5. On écrit ceci l’an 1693.
  6. Voet. Disputat., tom. III, p. 781.
  7. Joh. Lætas, Compend. Hist. univ., p. 436.