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AJAX.

par la confiance qu’il met en sa force et en son adresse ; en un mot, par la raison qu’il ne craint rien, et qu’il se soucie peu que les Troyens fassent des contre-prières, ou qu’ils n’en fassent pas ? Est-ce là un exemple de piété que le commentateur d’Alciat doive proposer ? Un homme disait l’autre jour que les princes catholiques font fort mal de laisser mettre dans les gazettes les pèlerinages de Lorette, les offrandes, les vœux, les prières de quarante heures, qu’ils ordonnent pour obtenir une glorieuse campagne ; car, dès que leur ennemi le sait, il ordonne les mêmes choses chez lui, et promet encore plus de largesses aux saints et aux saintes. On lui répondit que cela montrait la bonne foi de ces princes : ils ne veulent pas surprendre les arrêts du ciel ; ils ne veulent pas, comme Ajax, ôter à leur adverse partie la connaissance de leurs requêtes, et les moyens de se pourvoir contre : ce serait vouloir qu’on prononçât sans avoir ouï les deux parties.

(F) Les Grecs lui dressèrent un superbe monument sur le promontoire de Rhétée. ] Ce fut un de ceux qu’Alexandre voulut voir et honorer[1]. Nous disons ailleurs[2], qu’on a tort d’accuser Pline d’avoir ignoré la vraie situation de ce tombeau. Mais, s’il est vrai que les Grecs aient érigé ce monument, que veut dire Horace, quand il censure Agamemnon d’avoir laissé Ajax sans sépulture ?

...Cur Ajax heros ab Achille secundus
Putrescit, toties servatis clarus Achivis,
Gaudeat ut populus Priami Priamusque inhumato,
Per quem tot juvenes patrio caruêre sepulcro [3] ?


Je réponds que ce poëte ne fait qu’employer un des incidens de la tragédie d’Ajax : c’est celui où Sophocle feint qu’Agamemnon ne voulait pas consentir qu’Ajax jouît des honneurs de la sépulture. Il céda enfin aux fortes instances de Teucer. Remarquez qu’il y a des auteurs qui disent que l’on ne brûla point le corps d’Ajax, et qu’il y en a qui disent que l’on le brûla. Dictys de Crète et Quintus Calaber sont de ce dernier parti : Philostrate est du premier. Il dit que Calchas déclara que la religion ne souffrait pas que l’on brûlât ceux qui se tuaient eux-mêmes[4]. Voyez dans le même Philostrate comment les Athéniens se distinguèrent à honorer ce héros. Pausanias nous apprend que l’une de leurs tribus portait le nom d’Ajax[5], et que les honneurs qu’ils décernèrent, tant à lui qu’à Eurysaces, son fils, subsistaient encore[6]. Ceux de Salamine avaient bâti un temple à Ajax [7]. Toute la nation grecque l’invoqua quelque temps avant la bataille de Salamine[8], et lui consacra ensuite, comme une partie des prémices destinées aux Dieux, l’un des vaisseaux qu’on prit sur les Perses dans cette mémorable journée[9].

(G) On a conté quelques aventures miraculeuses touchant son tombeau. ] Ulysse, ayant fait naufrage sur les côtes de la Sicile, perdit, entre autres choses, les armes d’Achille. Le bouclier sortit ensuite de dessous les ondes auprès du sépulcre d’Ajax, et y fut appendu ; mais, le lendemain, il fut frappé de la foudre. Voilà ce que Ptolomée fils d’Hephestion rapporte [10]. Pausanias dit, en général, que la tempête porta sur le tombeau d’Ajax les armes d’Achille, après le naufrage d’Ulysse[11] La matière était trop belle et trop féconde en moralités pour n’être pas empaumée par les poëtes. Voyez dans l’Anthologie ce que les Grecs ont chanté sur ce sujet[12]. Alciat en a tiré l’un de ses emblèmes [13]. Quant aux prodiges, ou aux merveilles, qui firent parler d’Ajax après sa mort, voyez Pausanias, à la page trente-quatrième du premier livre. Ne finissons point cette remarque, sans dire que les vagues, ayant entr’ouvert le tombeau d’Ajax, on fut curieux d’y regarder, et l’on remarqua qu’un os du genou était aussi grand qu’un de ces disques ou palets dont on se servait dans les jeux de prix

  1. Diodor. Sicul., lib. XVII.
  2. Dans la remarque (K) de l’article Achille.
  3. Horat. Satir. III, liv. II, vs. 193.
  4. Philostrat. in Heroïcis.
  5. Pausan., lib. I, pag. 33. Plutarch. Sympos., lib. I, quæst. X, pag. 628. Herodot., lib. V, cap. LXVI.
  6. Pausan., ibid, pag. 33.
  7. Id. ibid.
  8. Herodot., lib. VIII, cap. LXIV.
  9. Id. ibid., cap. CXXI.
  10. Apud Photium, pag. 484.
  11. Pausanias, lib. I, pag. 74.
  12. Anthol., lib. I, cap. XXII, initio.
  13. C’est le XXVIIIe.