Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique (1820) - Tome 1.djvu/349

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
303
AGRIPPA.

la troisième femme de ce magicien. Or la seconde ne mourut qu’en 1529 : il faut donc que l’aventure du pensionnaire soit postérieure à l’an 1529 ; il faudrait donc qu’Agrippa eût pris la fuite vers la Lorraine depuis l’an 1530 ou environ : il faudrait que depuis qu’il fut installé à la charge d’Historiographe de Charles-Quint, il eût été louer une maison à Louvain pour y tenir des pensionnaires : mais rien n’est plus faux que cela ; car, 1°. il n’alla point en Lorraine comme fugitif : il y alla pour exercer une belle charge à Metz, laquelle lui avait été offerte avec tous les agrémens possibles, pendant qu’on lui présentait ailleurs des conditions honorables [1]. 2°. Il n’alla en Lorraine qu’en 1518, et il avait encore sa première femme. 3°. Les doctrines qu’il soutint en ce pays-là, et pour lesquelles il fut exposé aux vexations de quelques moines, n’étaient ni magiques, ni hérétiques ; elles roulaient sur la question si sainte Anne, mère de la sainte Vierge, a eu trois maris, et un enfant de chacun ; ou si elle n’a eu qu’un mari et une fille. Agrippa soutint ce dernier parti :[2], qui fait infiniment plus d’honneur que l’autre à la mémoire de sainte Anne. 4°. Il ne paraît point qu’il ait demeuré ailleurs qu’à Anvers et à Malines, depuis qu’il fut fait historiographe de l’empereur, jusqu’à ce qu’il se retira chez l’électeur de Cologne ; et je ne pense pas que jamais il ait tenu de pensionnaires à Louvain. On pourrait donc se dispenser de répondre à Martin Del Rio et à ses consorts, jusqu’à ce qu’ils eussent un peu arrangé les circonstances des temps et des lieux.

Je m’étonne que le célèbre Naudé n’ait pas eu la prévoyance d’objecter aux accusateurs d’Agrippa le grand nombre de faussetés historiques dont je viens de les convaincre.

(Q) Il y a des erreurs de fait dans les moyens...... de son apologie. ] J’ai Gabriel Naudé en vue[* 1]. Il tâche de justifier Agrippa, entre autres raisons, par la faveur de deux empereurs, et autant de rois[3]. C’est supposer que Charles-Quint eut de l’amitié pour Agrippa ; mais on n’a qu’à lire les plaintes de cet auteur[4] pour voir clairement le contraire. De plus, Naudé suppose qu’on ne s’avisa de crier contre la Philosophie occulte que long-temps après qu’elle eut été publiée ; il prétend qu’on ne cria contre ce livre que pour se venger des injures qu’on croyait avoir reçues dans celui de la Vanité des Sciences. Il est fort vrai que ce dernier livre irrita furieusement plusieurs personnes. Les moines, les suppôts des académies, les prédicateurs, les théologiens s’y reconnurent, Agrippa était un esprit trop ardent. Ex ejus libri (de Vanitate Scientiarum) qualicunque gustu deprehendi hominem esse ardentis ingenii, variæ lectionis, et multæ memoriæ, alicubi tamen majore copiâ quàm delectu, ac dictione tumultuosâ veriùs quàm compositâ. In omni genere rerum vituperat mala, laudat bona ; sed sunt qui nihil aliud sustinent quàm laudari[5]. Ses peintures étaient trop fortes ; les couleurs en étaient trop noires, ses traits étaient trop marqués. On s’en fâcha donc, je l’avoue ; mais il n’est pas vrai que cette colère ait eu un effet retroactif sur un livre qu’on eût laissé en repos plusieurs années. Naudé eût mieux fait de garder cette pensée pour une autre application : il eût trouvé où la placer tôt ou tard, quand même il n’aurait pas eu autant de lecture qu’il en avait. Je m’explique. Il n’est point rare que des zélateurs laissent long-temps en repos un livre et celui qui l’a composé, quel que puisse être d’ailleurs ce livre pourvu qu’il n’attaque point personnellement ces zélateurs. Mais si, au bout de dix, quinze, vingt ans, ils se brouillent avec l’auteur ; si quelque

  1. * Bayle n’a pas relevé, dit Joly, toutes les fautes de Naudé, au sujet d’Agrippa. C’est à tort, par exemple, que G. Naudé avance qu’Agrippa se rétracta dans la préface de la Philosophie occulte, de ce qui pouvait s’être glissé de contraire à la doctrine de l’Église. La rétractation ne pouvait, dit Joly, être sincère, puisque Agrippa fit imprimer lui-même cet ouvrage peu de temps (trois ans) avant sa mort. On verra dans la remarque de Bayle les motifs qui portèrent Agrippa à cette publication.
  1. Agrippa, Epist. IX et X libri II, mais surtout voyez son Remercîment à messieurs de Metz, pag. 1092.
  2. Voyez les Œuvres d’Agrippa, tom. II, pag. 583, 747.
  3. Naudé, Apol. des grands Hommes. p. 409.
  4. Agrippa, Epist. libro VI, pag. 975, et alibi passim. Voyez le IIe. volume de ses Œuvres, pag. 251, 447, 584, et les endroits notés ci-dessus page 290 note (gg).
  5. Erasmus, Epist. lib. XXVII, p. 1083.